socius : Ressources sur le littéraire et le social De la sociocritique à la poé

socius : Ressources sur le littéraire et le social De la sociocritique à la poétique historique Alain Vaillant Prolégomènes méthodologiques Au moment de dresser mon propre bilan de la sociocritique à partir de mon point de vue d’historien de la littérature, il me vient d’abord à l’esprit des scrupules et des doutes, par lesquels il me faut commencer. Mes scrupules portent sur ma participation à ce panorama collectif, et sur ma légitimité à porter jugement sur la sociocritique. Depuis mon initiation à la « dix- neuviémité » par Claude Duchet, je peux sans doute me considérer comme un vieux compagnon de route de la sociocritique, entré dans la carrière en un temps où l’on croyait encore qu’il y avait des combats collectifs à mener et des terrains à conquérir. Cependant, je n’ai jamais brandi pour mes travaux l’étendard de la sociocritique et je n’ai jamais puisé directement ni explicitement dans sa boîte à outils théorique pour tracer mon propre itinéraire de recherche. Quant à mes doutes, ils portent sur la sociocritique elle-même et ils me permettent donc d’apaiser mes scrupules aussitôt après les avoir avoués. En effet, je ne suis pas bien sûr que la sociocritique forme un corps de doctrine constitué, muni de concepts dont la définition fasse l’unanimité ou de méthodes clairement arrêtées. Elle s’identifie trop intimement avec la démarche individuelle de quelques pionniers : j’ai cité Claude Duchet, mais il faudrait ajouter aussitôt, parmi d’autres, les noms d’Henri Mitterand, de Régine Robin, de Marc Angenot, de Jacques Dubois ou de Philippe Hamon, même si, pour tel ou tel, la sociocritique a pu être concurrencée par les notions de sociologie de la littérature ou de poétique. Je n’hésiterais pas non plus à y annexer des philosophes comme Pierre Macherey ou Jacques Rancière. À vrai dire, je me la représente comme une nébuleuse, un ensemble flou, une camaraderie qui a rassemblé des chercheurs autour de quelques convictions communes, bien plus que comme une théorie arrêtée et verrouillée : cette sorte de camaraderie que Baudelaire disait admirer dans ses Conseils aux jeunes littérateurs, « en tant qu’elle est fondée sur des rapports essentiels de raison et de tempérament3. Rien ne serait donc pire que de vouloir, après coup, rigidifier ce qui, dans son principe même, s’est pensé et voulu comme un espace de débat et de confrontation pluridisciplinaire. 1 / 18 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social Ces scrupules et ces doutes accumulés ont abouti pour mon usage à quelques mises en garde méthodologiques que je me suis d’abord confiées à moi-même, et que je voudrais adresser ici à mon lecteur. La première est de simple bon sens. Une théorie se juge non à son raffinement conceptuel ni à son pouvoir de séduction, mais à sa productivité explicative, autrement dit à sa capacité à rendre compte des phénomènes qui appartiennent à son domaine d’application. C’est vrai de toute théorie, mais davantage encore d’une théorie qui porte sur les questions d’histoire. En historien de la littérature, je vais donc essayer ici de répondre à cette question simple, en évitant les détours et les prolégomènes inutiles : en quoi la sociocritique rend-elle plus apte d’une part à comprendre l’historicité de la littérature, d’autre part à décrire et à expliquer les manifestations concrètes de cette historicité ? Peut-être me dira-t-on que, justement, considérer la sociocritique à partir de l’histoire littéraire fausse la perspective, parce que la sociocritique, dont l’objectif est d’inclure la littérature dans l’ensemble des discours sociaux (ou du discours social), récuse par principe ce privilège fait à la pratique littéraire. L’objection est parfaitement recevable ; j’ajouterai même que, dans nos sociétés contemporaines, où la littérature est destinée à perdre en superficie et en autonomie au sein de systèmes culturels de plus en plus complexes et intégrés, ce désaveu de l’histoire littéraire est sans doute la solution la plus sage. Mais il faut alors aller jusqu’au bout de cette logique et ne pas réintroduire subrepticement la « littérature » ─ses catégories, ses formes génériques, ses auteurs ─, en le faisant avec d’autant moins d’états d’âme qu’on a décidé, une fois pour toutes, que c’étaient là choses secondaires. Comme nous sommes encore loin d’une telle ascèse, il faut bien, au moins provisoirement, continuer à faire de l’histoire littéraire : en ce qui me concerne, je m’en tiendrai strictement à mon point de vue d’historien de la littérature, tout en admettant les limites fortes qu’il impose à mon champ de vision. La deuxième mise en garde est aussi affaire de point de vue et concerne cette fois le lieu d’où parle la sociocritique. Car ce lieu est triplement déterminé. Il l’est d’abord politiquement. Comme l’écrivait Claude Duchet en 1979, la sociocritique « s’efforce de contribuer à la mise en place d’une critique matérialiste et au développement de la recherche marxiste. Elle ne pourra avancer dans cette direction que par le dialogue avec les enseignants et chercheurs qui intègrent à leur réflexion et à leur pratique une préoccupation du social […]4 ». Cet ancrage historique est capital pour la compréhension de la sociocritique. D’une part, il rappelle que cette 2 / 18 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social dernière est née dans un contexte idéologique très précis, où il s’agissait aux universitaires littéraires de gauche ─disons la chose ainsi ─, au lendemain de mai 1968, à la fois de s’opposer à l’histoire littéraire traditionnelle (post-lansonienne) et à la vogue de la poétique structuraliste en tentant de concilier le matérialisme historique et les acquis de l’analyse formelle des textes. D’autre part ─ce point est peut-être plus important que l’autre ─, la sociocritique se définit moins par des concepts précis que par une commune éthique professionnelle, la conviction que « la préoccupation du social » doit aussi se marquer dans la manière d’étudier et d’enseigner la littérature, autrement dit encore que la recherche littéraire est un moyen, parmi d’autres, de manifester un engagement politique concret. Au fond, la sociocritique s’inscrit dans la lignée du romantisme révolutionnaire et républicain qui a pris corps après 1830, et dont le mythe de l’École républicaine, à partir de la Troisième République, était un avatar adapté aux préoccupations nationalistes de l’Époque : ce n’est pas un hasard si tous les dix-neuviémistes, sociocriticiens de cœur ou de profession, lorsqu’ils se sont constitués en société, ont décidé de nommer Romantisme leur revue, dont Claude Duchet a été l’animateur infatigable pendant près de vingt-cinq ans. Pour le dire en un autre terme d’époque, il ne faut jamais oublier que la sociocritique est une praxis bien avant que d’être une théorie. Puisque nous sommes au xixe siècle, restons-y. Voici un autre fait remarquable, qu’on aurait méthodologiquement tort de négliger : la plupart des sociocriticiens avoués sont, pour la totalité ou une partie importante de leurs travaux, des dix-neuviémistes. Les raisons sont évidentes. Je viens d’en suggérer une : les sociocriticiens sont de gauche et ont donc une affinité idéologique avec le siècle de la révolution industrielle et des révolutions politiques qui l’accompagnent. De plus, le xixe siècle voit l’avènement du réalisme littéraire, dont la première vocation est la représentation du social, qui est le problème sociocritique par excellence. Mais il reste à mesurer les conséquences de ce lien étroit entre xixe siècle et théorie critique. Bien des théories d’histoire littéraire sont nées de l’étude d’un corpus déterminé et se sont construites par extrapolations successives, au risque de perdre de leur pertinence par excès de généralisation et parce qu’on n’a pas su ni voulu penser le rapport entre la théorie et son premier corpus d’application. Formulons donc ce soupçon, ne serait-ce que pour y faire face une bonne fois et pour l’écarter définitivement : la sociocritique ne serait- elle pas simplement le nom que les dix-neuviémistes (une partie d’entre eux) auraient donné à l’étude de leur corpus, compte tenu de ses particularités formelles ─dont l’examen relèverait, non d’une théorie critique, mais d’une histoire littéraire s’assumant comme telle ? 3 / 18 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social Enfin, il faut aussi savoir de quel lieu parle la sociocritique : lieu géographique s’entend. La sociocritique peut être française, belge, québécoise ou autre. Très heureusement, la recherche s’internationalise de plus en plus, mais cette internationalisation du dialogue scientifique a d’autant plus de chance d’être bénéfique si elle prend en compte les spécificités nationales. C’est encore plus vrai pour la sociocritique, qui est née d’un contexte politique précis et en réaction aux formes institutionnelles de l’enseignement littéraire, particulièrement en France. La sociocritique française était confrontée à des difficultés et à des enjeux qui lui étaient propres, qui expliquent en très grande part ses divergences avec les autres orientations sociocriticiennes et qu’il serait absurde ou du moins inconséquent de vouloir gommer. Je partirai donc de cette singularité de la sociocritique française, pour en pointer les faiblesses ou les ambiguïtés, avant de m’attarder sur la question, capitale à mes yeux, des corpus textuels puis d’esquisser les grandes lignes de la « poétique historique de la communication littéraire uploads/Litterature/ socius-de-la-sociocritique-a-la-poetique-historique.pdf

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