S UITE à sa découverte à Vérone, en 1345, d’une partie de la correspondance de

S UITE à sa découverte à Vérone, en 1345, d’une partie de la correspondance de Cicéron, Pétrarque a entrepris de réunir ses propres lettres sur le modèle de cet auteur ancien. Il en fera deux recueils en prose, dont les lecteurs de Conférence ont eu déjà quelques aperçus, les Lettres familières (24 livres), et les Lettres de la vieillesse (18 livres), la théorie pétrarquienne du genre épisto- laire étant exposée dans la lettre initiale des Familiares. La lettre, donc, doit être adaptée au correspondant et s’exprimer sur un ton simple et familier, comme on le fait dans la conversation de tous les jours ; l’auteur y parle de sa situation personnelle, de l’état de son âme, de questions publiques, de considérations morales, mais sans la transformer en un traité. Quant au recueil épistolaire, c’est un choix, caractérisé à la fois par la variété et la cohésion, avec un cer- tain degré de généralité (après l’événement, les détails n’ont pas d’intérêt) ; on comprend par là que Pétrarque a remanié ses lettres et en a modifié l’ordre, quoiqu’il s’en défende. Les deux recueils de Pétrarque se terminent de manière origi- nale : le livre XXIV des Familiares contient des lettres qu’il adresse aux grands écrivains de l’Antiquité, le livre XVIII des Seniles une lettre à la postérité. D’un côté le passé, de l’autre le futur, ce double mouvement traduisant l’insatisfaction de Pétrarque devant le présent, c’est-à-dire son temps. DEUX LETTRES À CICÉRON. PÉTRARQUE. Pétrarque a toujours proclamé sa haine de son époque et son dégoût pour ses contemporains. Aussi s’évade-t-il dans l’univers antique, largement idéalisé, et paré de tous les attraits que le pré- sent ne possède pas. En même temps il se projette dans l’avenir et tisse avec soin son portrait pour la postérité. Une lettre s’adresse par définition à un destinataire absent. Ici cette absence est double, l’éloignement étant à la fois dans l’espace et dans le temps. Parmi les auteurs anciens auxquels écrit Pétrarque, Cicéron est favorisé, puisqu’il a seul droit à deux lettres (Familiares XXIV, 3 et 4). Ceci illustre le rôle essentiel qu’a eu Cicéron dans la vie intel- lectuelle de Pétrarque. Mais Pétrarque ne s’adresse pas à Cicéron comme à un maître. En effet, d’abord il considère avoir suffisam- ment pratiqué les Anciens — Cicéron notamment — pour être en quelque sorte sur un pied d’égalité avec eux : ils sont devenus pour lui des confidents intimes, plus réels que ses contemporains. Ensuite, son goût pour l’Antiquité ne l’a pas rendu aveugle ni ne lui a enlevé tout sens critique. Les deux lettres à Cicéron sont de tonalité très différente, voire opposée. La première, datée, fictivement sans doute, du moment même de la découverte de sa correspondance (16 juin 1345), est une lettre de déception ; la seconde, de six mois posté- rieure en principe (19 décembre), est une lettre d’admiration des- tinée à corriger l’impression qu’avait pu laisser la précédente. Chacune des deux envisage une facette de Cicéron, le politique pour la première, l’écrivain et le philosophe pour la seconde. La première lettre dresse donc avec une certaine violence la liste des erreurs et des défauts de Cicéron ; s’y inscrit en filigrane l’idéal de vie pétrarquien. Dans la seconde, Pétrarque, craignant d’avoir offensé son destinataire, fait l’éloge de son talent et de son élo- quence, et reprend la légende — historiquement sans fondement — selon laquelle Cicéron aurait connu son autre grand modèle romain, Virgile. Mais comment expliquer la réaction initiale de Pétrarque ? CONFÉRENCE 2 PÉTRARQUE La lecture du reste de son œuvre suggère une réponse. Pétrarque regrette souvent que Cicéron ne corresponde pas à l’idéal qu’il s’est formé de lui. Ainsi, devant l’évidence que Cicéron n’était pas chrétien, il affirme d’abord qu’il l’aurait été, s’il était né un peu plus tard, et qu’il était en tout cas monothéiste, faisant sem- blant de croire aux dieux païens ; puis, en présence de passages irréductibles, il s’emporte contre lui. On peut alors penser que la lecture de la correspondance de Cicéron lui a dans un premier temps laissé un goût amer et l’a trou- blé, comme elle égarera beaucoup plus tard Jérôme Carcopino. Le grand orateur, on le sait, ne s’y présente pas toujours sous un jour très favorable ni glorieux et n’y cache pas ses faiblesses et ses ater- moiements. On a même supposé qu’elle avait été divulguée par ses ennemis. C’est sans doute faux, mais il ne la destinait en tout cas certainement pas telle quelle à la publication, comme l’indique une lettre à Atticus du 9 juillet 44 (Att. XVI, 5, 5). Bref, le Cicé- ron qu’a découvert Pétrarque ne correspondait pas à l’image qu’il se faisait de lui, et il en a été bouleversé. Cette lecture a eu une autre conséquence pour Pétrarque: il a pris soin de ne pas suivre strictement, quoi qu’il en dise, Cicéron pour modèle dans sa correspondance. Ses lettres à lui en effet, rema- niées et triées, ne montrent rien des inévitables petitesses de la vie de tous les jours, et sont bien plutôt à l’image de celles de Sénèque, pourvues d’un message moral. Quand on élabore son autoportrait pour la postérité, une humanité trop réelle est exclue. E. W. À Marcus Tullius Cicéron. François salue son cher Cicéron. Après une longue et soigneuse recherche, j’ai trouvé tes lettres là où je pensais le moins devoir le faire, et je les ai dévorées avidement. Je 3 CONFÉRENCE t’y ai vu beaucoup parler, beaucoup te plaindre, beaucoup fluctuer, Marcus Tullius, et toi dont je savais depuis long- temps quel guide tu avais été pour les autres, j’ai enfin compris celui que tu avais été pour toi. À ton tour, où que tu sois, écoute, non pas un conseil, mais une plainte, suggérée par un affection véritable, qu’un de tes descen- dants, amoureux de ton nom, émet non sans larmes. Homme toujours agité et inquiet ou, pour employer tes propres mots, vieillard impulsif et nuisible1, qu’as-tu prétendu faire avec tant de luttes et de querelles absolu- ment sans profit? Où as-tu laissé la tranquillité qui convenait à ton âge, à ton métier, à ta condition ? Quel éclat trompeur de la gloire t’a mêlé, déjà vieux, à des guerres de jeunes gens, pour te traîner à une mort indigne d’un philosophe2 après t’avoir ballotté à travers toute sorte de malheurs ? Hélas, oubliant les conseils de ton frère et tes propres maximes si salutaires, comme un voyageur nocturne portant une lampe dans les ténèbres, tu as montré aux autres le chemin mais y as fait toi-même une mauvaise chute3. Je laisse de côté Denys, je laisse de côté ton frère et ton neveu, je laisse même de côté, si tu veux, Dolabella, toutes personnes que parfois tes éloges portent aux nues et parfois tes injures déchirent soudain 4; peut-être cela 4 1 Expression désignant Antoine dans une lettre apocryphe de Cicéron. 2 Cicéron fut égorgé en 43 par les soldats d’Antoine, contre lequel il avait pris parti dans les guerres civiles. 3 Celui qui tient la lampe derrière lui pour aider les autres ne voit pas bien lui-même et risque de tomber. 4 Denys, esclave de Cicéron, fut précepteur de son fils ; Dolabella était son gendre. 5 Allusion au comportement incohérent de Cicéron envers César et Pompée et à ses palinodies. PÉTRARQUE est-il encore tolérable. Je ne parle pas non plus de Jules César, dont la clémence éprouvée était un havre jusque pour ses adversaires, et je tais également le Grand Pompée, envers lequel un certain droit de familiarité paraissait tout t’autoriser5. Mais quelle folie t’a jeté contre Antoine ? L’amour d’une république, sans doute, dont tu reconnaissais pourtant l’effondrement complet. Et si tu étais mu par la loyauté pure et la liberté, pourquoi une telle familiarité avec Auguste ? Que pouvais-tu répondre en effet à ton cher Brutus qui te disait : «Si Octave te plaît, tu sembleras moins avoir voulu éviter un maître qu’en avoir cherché un qui t’aimât davantage» ? Il ne te restait plus, infortuné Cicéron, pour combler la mesure, que de dire du mal de celui que tu avais tant loué, non parce qu’il te faisait du mal, mais parce qu’il n’empêchait pas les autres de t’en faire6. Je déplore ton sort, ami, j’ai honte et pitié de tes erreurs, et je m’accorde là aussi avec Brutus pour n’attri- buer aucune valeur à ces disciplines dans lesquelles je sais que tu étais au plus haut point versé: à quoi bon donner des leçons aux autres, et quel profit y a-t-il à parler tou- jours des vertus en un langage recherché, si cependant on ne s’écoute pas soi-même? Ah ! combien il eût mieux valu, surtout pour un philosophe, vieillir dans une cam- pagne tranquille en pensant, comme tu l’écris quelque part, non à cette vie restreinte, mais à la vie éternelle, sans avoir eu l’honneur des faisceaux, sans avoir aspiré à 5 6 Pétrarque se fonde ici sur une lettre apocryphe où Cicéron attaque Octave- Auguste, ce qu’il n’a pas uploads/Litterature/ petrarque-deux-lettres-a-ciceron.pdf

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