Bakcsi, Botond LES NORMES REVISITÉES : REMARQUES SUR HISTOIRE DE CLAUDE SIMON D
Bakcsi, Botond LES NORMES REVISITÉES : REMARQUES SUR HISTOIRE DE CLAUDE SIMON Dans ce petit projet de recherche, je voudrais formuler quelques hypothèses sur la question du rapport à la normativité du roman moderne. Cette manière de poser la question implique un rapprochement de la notion de genre à la notion de norme. Le terme de genre comporte une difficulté : il n’est pas possible de le définir ni du point de vue formel, ni du point de vue essentiel, ni du point de vue structurel. La norme, à son tour, n’est qu’une convention discursive, un pacte de lecture. Maurice Blanchot, par exemple, décrit la modernité comme la ruine des genres. Mais le roman moderne n’est pas le seul à se construire par la transgression des normes : pour s’en convaincre, il suffit de penser à des romans comme Don Quichotte, Tristram Shandy, Jacques le fataliste, Docteur Faustroll, Locus Solus, etc. Si l’on accepte ce raisonnement, une question se pose tout de suite : est-il légitime ou productif de parler du roman moderne dans le rapport aux normes qui le régissent ? J’essaierai de démontrer que la réponse donnée à cette question n’est pas si simple, et qu’en outre elle est paradoxale. Ma question sera la suivante : peut-on négliger totalement les notions normatives ? On sait que dans la tradition littéraire occidentale la question de la normativité remonte à la Poétique d’Aristote. Sur le plan des genres dramatique et épique, cette poétique met l’accent sur le rôle central de la fable (muthos) et des caractères, des mœurs (ethos) [50b 1-8]. Selon l’interprétation de Paul Ricœur, chez Aristote l’activité mimétique tend à se confondre avec « la mise en intrigue » (muthos). (Cf. Ricœur 1983 : 66-104.) C’est ce couple mimèsis- muthos qui prédomine la norme du genre épique jusqu’à l’âge moderne. Dans la Poétique une autre idée est très significative du point de vue des normes du genre narratif : celle de l’exigence de l’unité. On peut y lire qu’une œuvre littéraire doit être l’imitation d’une action parfaite (teleios) et entière (holes) [50b 24-34]. Cette exigence de l’unité va de paire avec une pensée fondamentalement causale, linéaire et téléologique. Pourtant, chez Aristote il y a aussi d’autres parties constitutives des genres littéraires, parmi lesquelles les notions de lexis (diction, élocution, style ou discours) et de dianoia (pensée) qui échappent d’habitude à l’intention normative de la théorie littéraire. Dans le contexte de la Poétique, la lexis se rattache à la fable, en participant à la cohérence de celle-ci. La dianoia, à son tour, n’est autre que la modalité du discours des personnages qui veulent démontrer quelque chose. Mais quand on commence à sortir du système imitatif, ces termes 1 peuvent avoir un caractère bouleversant. C’est le cas, par exemple, du concept baroque de concetto, issu de la dianoia aristotélicienne, qui recouvre l’idée qu’un poème ou un discours peuvent avoir pour sujet une pensée ou un sentiment. (Genette 1986 : 113.) Dans ce qui suit, je voudrais illustrer la conscience générique de l’œuvre en prose moderne à travers l’exemple du roman de Claude Simon, intitulé Histoire (Simon 1967). Non seulement le titre de ce roman est très significatif (en tant qu’il fait allusion à la norme de toute œuvre épique, en désignant sa « charpente » pure, au sens aristotélicien), mais son exergue (issu d’un poème de Rilke) peut être interprété dans notre contexte comme figure autoréflexive : « Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela / tombe en morceaux. / Nous l’organisons de nouveau et tombons / nous-mêmes en morceaux. » On sait que dans l’histoire du genre romanesque le Nouveau Roman représente un pas très important vers la création d’une textualité abstraite. Si l’on ose le présenter en quelques mots, l’Histoire de Claude Simon est composé de descriptions, de textes de cartes postales, de souvenirs, à travers lesquels se présentent les différents fragments d’une vague histoire de famille. Le « roman » se caractérise par une suite d’images, par des structures elliptiques et par des déictiques opaques. Il arrive souvent qu’on ne puisse pas savoir l’objet exact des descriptions, des récits, qu’on ne puisse pas identifier la voix parlante. Au lieu d’un récit intégratif, au lieu de l’unité de l’histoire, on y trouve une série d’images « fixes, figées, immobiles », des petites histoires très fragmentées. Malgré la transgression permanente de l’exigence de l’unité et de la causalité, malgré le fonctionnement discontinu du texte simonien, on peut y découvrir les traces des clichés traditionnels du roman. Dans un passage autoréflexif du roman, on peut voir les clichés narratifs à l’œuvre : « comme dans ces vieux films usés, coupés et raccordés au petit bonheur et dont des tronçons entiers ont été perdus, de sorte que d’une image à l’autre et sans qu’on sache comment le bandit qui triomphait l’instant d’avant gît sur le sol, mort ou captif, ou encore l’intraitable, l’altière héroïne se trouve soumise et pâmée dans les bras du séducteur – usure ciseaux et colle se substituant à la fastidieuse narration du metteur en scène pour restituer à l’action sa foudroyante discontinuité » (41). Dans le roman simonien, les clichés narratifs se décomposent en images simultanées et discontinues ; plus précisément : ils se transforment et subsistent sous l’effet des images simultanées. On peut alors se poser la question suivante : pourquoi la domination de la description dans le roman simonien et quel rôle y joue-t-elle ? La réponse à cette question peut être formulée à l’aide d’une opposition : tandis que le récit, la narration arrange les choses, la description les nivelle. Cela veut dire que l’assemblage et le collage des descriptions à l’aide 2 desquels le texte simonien se construit, ne donnent pas de profondeur aux choses, tout au contraire, ils constituent une structure diacritique où la surface des choses peut s’exprimer. Ces descriptions n’ont pas l’intention de saisir l’essence des choses, mais elles situent leurs éléments dans un tissu de relations du même rang, dans un réseau textuel. C’est peut-être l’espace de la lexis conçue comme nivellement intérieur des éléments textuels, et de la dianoia en tant que révélatrice de la rhétoricité du langage. On doit préciser que, malgré la densité des descriptions, il ne s’agit pas ici de littérature objective. Comme on a pu le constater, dans le roman simonien la vue et la description n’ont pas la même fonction que dans les premiers romans de Robbe-Grillet. Chez Simon la question centrale n’est pas l’élimination du sujet parlant et la réalisation d’un discours objectif, d’une phénoménalité pure. Un petit passage du roman réfléchit sur ce léger décalage : « l’esprit (ou plutôt : encore l’œil, mais pas seulement l’œil, et pas encore l’esprit : cette partie de notre cerveau où passe l’espèce de couture, le hâtif et grossier faufilage qui relie l’innommable au nommé) » (274). Quel est cet espace entre l’œil et l’esprit ? Comment peut-on saisir ou penser cet espace qui se situe entre l’innommable et le nommé ? J’avance qu’on ne peut pas imaginer cet espace intermédiaire sans (re)penser les notions d’historicité et de spatialité. Dans une iterview, Simon dit à propos du titre de son roman : « J’ai trouvé dans le Littré, parmi d’autres, cette acception du mot "histoire" : dans le langage familier, se dit pour un objet quelconque qu’on ne peut ou ne veut pas nommer. » (Cité par Dällenbach 1988 : 40.) Car cette espèce de couture, de faufilage grossier dont parle l’auteur, se situe doublement dans l’espace de l’historicité. Il s’agit d’une part d’une nouvelle façon d’envisager le rapport à l’historicité du genre romanesque, d’autre part d’une nouvelle manière de penser les problèmes de la temporalité et de la mémoire, hors du champ de la causalité. Cet espace intermédiaire est peut-être le processus de la réception qui construit et reconstruit un réseau de temporalité à partir de la discontinuité. C’est à travers ce vide offert à la lecture que l’historicité et une sorte de récit spatialisé reprennent leur place dans le Nouveau Nouveau Roman. Selon Michel Foucault, la pensée moderne se caractérise par une profonde spatialité qui permet de penser le temps, l’historicité. (Foucault 1966 : 351.) Foucault écrit que, dans la conception moderne, l’espace n’est plus lié à la localisation ou à l’étendue, mais plutôt à l’emplacement, à une sorte de fonctionnalité abstraite. (Foucault 1994 : 753-754.) Je crois que c’est seulement une sorte de texte « expérimental », comme celui de Simon, qui peut ouvrir une voie vers l’intelligibilité alternative du temps et de l’espace. Lucien Dällenbach a déjà observé que la délinéarisation provoquée par le texte simonien va 3 de paire avec la spatialisation de la lecture. (Dällenbach 1988 : 43.) Je prends le risque d’affirmer que seule une lecture se basant sur la lexis et la dianoia conçues comme mouvements rhétoriques du langage, une lecture conçue comme assemblage et collage, peut participer à la constitution du texte. Cette lecture se montre capable de saisir les normes du genre romanesque sans avoir à reconstituer les critères traditionnels de la continuité. Ainsi la uploads/Litterature/ botond-bakcsi-les-normes-revisitees-sur-claude-simon.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0740MB