PHILOSOPHIA SCIENTIÆ JAN SEBESTIK Mach et Duhem : épistémologie et histoire des

PHILOSOPHIA SCIENTIÆ JAN SEBESTIK Mach et Duhem : épistémologie et histoire des sciences Philosophia Scientiæ, tome 3, no 2 (1998-1999), p. 121-140 <http://www.numdam.org/item?id=PHSC_1998-1999__3_2_121_0> © Éditions Kimé, 1998-1999, tous droits réservés. L’accès aux archives de la revue « Philosophia Scientiæ » (http://poincare.univ-nancy2.fr/PhilosophiaScientiae/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www. numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou im- pression systématique est constitutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit contenir la pré- sente mention de copyright. Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques http://www.numdam.org/ Mach et Duhem : épistémologie et histoire des sciences Jan Sebestik Institut d'Histoire des Sciences, Université Paris I Résumé. : La comparison entre Mach et Duhem révèlent bon nombre de thèses communes. Les deux confinent la physique aux phénomènes ; les deux la séparent rigoureusement de la métaphy- sique ; les deux refusent de faire appel aux atomes et autres entités inobservables et rejettent la « mythologie mécaniste » ; l'un et l'autre insistent enfin sur la nécessité des études historiques pour atteindre une connaissance complète des notions et des lois physiques et pour ébranler le dogma- tisme aprioriste et métaphysique. De plus, Duhem a fait sienne l'idée de la science comme écono- mie de pensée. Cependant, si Mach rejette toute métaphysique, Duhem admet sa légitimité. Abstract. : The comparison between Mach and Duhem reveals important common ideas. Both confined physics to the realms of phenomena. Both separated it from metaphysics. Both refused non-observable entities and the "mechanist mythology". Both insisted on the necessity of a histo- rical study of science which alone yields the understanding of physical notions and laws and pre- vents dogmatism. Moreover, Duhem adopted Mach's idea of science as economy of thought. They differ in their conception of metaphysics : while Mach rejected it in the name of phenomenism, Duhem considered it as a discipline in its full rights. Philosophia Scientiae, 3 (2), 1998-1999, 121-140 122 Jan Sebestik 1. De Prague à Vienne Tant que je ne fournisse pas des preuves de mes paroles, ajouta mon ami, on peut douter de tout ce que j'ai dit. Pour l'instant, chacun doit ad- mettre qu'au cas où quelqu'un puisse faire le voyage d'environ cinq bil- lions milles d'une étoile de douzième grandeur jusqu'à notre Terre avec une acuité visuelle artificiellement augmentée, il pourrait dans un court laps de temps voir les événement de toute l'histoire de l'humanité en commençant par le premier homme [...] Aucun des événements surve- nus sur notre Terre n'a disparu, chacun se reflète dans l'infinité de l'uni- vers. [...] Le premier événement que nous devons voir est arrivé il y a cent dix- neuf jours. Si donc nous voulons revoir cette image comme elle se reflè- te dans l'infinité de l'univers, nous devons d'abord refaire le trajet par- couru par la lumière cent dix-neuf jours durant ; c'est seulement après que nous nous trouverons au point d'où il est possible de regarder cette image - pour un instant. Si nous voulons observer cet événement plus longtemps, nous devons voler plus loin avec la vitesse de la lumière. Dans quelques secondes, je vais régler l'appareil de sorte que nous nous trouverons soudainement quelques 431 851 millions de milles de la Terre. [...] Je demande à mon ami : «Comment cela se fait que je ne vois plus rien ?» Nous sommes arrivé à la distance de la Terre où la lumière est parvenue en 119 jours. De la distance 431 851 millions de milles, tu vois mainte- nant le paysage dans lequel s'est déroulé cet événement il y a 119 jours, et c'était la nuit. [...] L'image devient progressivement claire. Je vois des ombres obscures non seulement sur les routes, mais encore dans les champs et les prés. Dans quelques secondes, je reconnais l'image, comme si je contemplais un paysage du soir - je vois le champ de bataille après la bataille. Le spectacle change, comme si je regardais le panorama d'une bataille ; mais non depuis le début, à partir du moment où la bataille commence, mais au contraire de la fin des combats jusqu'à leur commencement. «Je maintiens que je viens de voir l'image de la bataille près de Kô- nigsgràz». - « Tu as deviné », telle est sa réponse. «Plus loin !» m*écriai-je, et d'un coup d'œil, la situation changea. J'ai vu de nouveau des images de guerre, celles de la révolution polonaise et de la guerre de Schleswig-Hollstein. Suivaient la bataille terrible près de Puebla et les images de l'invasion française au Mexique et toute une série de batailles de la guerre civile nord-américaine. [...] Mach et Duhem : épistémologie et histoire des sciences 123 «A quelle distance de la terre sommes-nous ?» - « A peu près 46 bil- lions de milles », répond mon ami. Immédiatement après, j'ai vu les images de la révolution de juillet à Paris, la conquête d'Erevan par Paskévitch et la bataille sanglante de Missolunghi. [...] Suivaient des images terribles de la Grande révolution française, de la rébellion de Varsovie et du soulèvement de Cracovie. Ensuite, des images de la guer- re de Trente ans, puis l'exécution des patriotes tchèques à la place de la Vieille-Ville et enfin la bataille de la Montagne blanche. De nouveau, j'ai aperçu toute une série d'événements terrifiants, sanglants : le mas- sacre des huguenots, des images des guerres de religion en France, la bataille fratricide de Lipany, des images de meurtres au Pérou, au Mexique et dans d'autres contrées de l'Amérique où le cupidité des Européens a apporté la destruction. J'ai vu une série des batailles des Hussites conduits par Zizka [...] et après un court intervalle, j'ai vu l'image terrible de Hus en train d'être brûlé à Constance. Jakub Arbes, le grand classique tchèque de la science-fiction, a com- mencé à rédiger le récit Le cerveau de Newton dont sont extraites les citations précédentes en 1867, l'année même de l'arrivée de Mach à Prague (le récit fut publié en 1877). Comme on le voit, le terrain pragois fut favorable aux re- cherches et aux spéculations de toute sorte. Après les études à Vienne et un pre- mier poste de professeur à Graz, Mach arrive dans une ville d'anciennes et riches traditions culturelles et scientifiques. Si c'est à Vienne que s'est formée la nouvelle philosophie des sciences, ce n'est pas à Vienne qu'elle fut conçue. Avant Vienne, il y a Prague, siège d'une première université en Europe Centrale, fondée au XlVe siècle. Après Copernic, le pas décisif vers la nouvelle astronomie fut accompli à Prague : Tycho Brahe y a travaillé pendant les deux dernières années de sa vie et Kepler, invité par Tycho, y a découvert les deux premières lois du mouvement des pla- nètes. Quelques années avant Descartes, Marcus Marci a énoncé les lois du choc, comme le rappelle d'ailleurs Mach. C'est aussi à Prague, bien avant Vienne, que commença à se développer la vie scientifique en Europe Centrale à la fin du XVÏIIe siècle, lorsqu'un groupe de nobles et de savants y ont fondé la Société Royale des Sciences de Bohême, alors que l'Académie des Sciences de Vienne vit le jour seulement plus de soixante-dix ans plus tard, en 1847. L'école médicale de Prague, comme celle de Vienne, était célèbre ; les travaux sur le rêve, sur le vertige et sur la physiologie des sens de Jan E. Purkyne (Purkinjé), dont certains ont été repris par Mach, ont une valeur permanente. Bohême était aussi le pays de prédilection de Goethe qui faisait de nombreux séjours dans des stations balnéaires comme Karlsbad ou Marienbad et qui sui- vait de près les efforts des savants et des écrivains de Bohême. Le membre le plus illustre de la Société Royale de Prague fut le prêtre Bernard Bolzano, philosophe, mathématicien et initiateur de la logique moder- 124 JanSebestik ne et de la philosophie analytique d'inspiration scientifique en Europe centra- le. La physique pragoise ne fut pas moins importante ; après Doppler, Ernst Mach a enseigné à Prague pendant ses années les plus fécondes, 28 ans au total. D'ailleurs, c'est à propos de l'interprétation de l'effet Doppler (changement de fréquence d'une propagation d'ondes constaté par un observateur en mouve- ment par rapport à la source de cette propagation), si important pour la cosmo- logie moderne, que Mach renoue avec Bolzano. En effet, Bolzano était à peu près le seul savant qui, dans un article de 1843, a non seulement défendu l'ef- fet Doppler contre ses critiques, mais encore qui a montré qu'il s'agit d'un phé- nomène absolument général de la théorie des ondes et qu'il ne dépend pas de la nature des ondes (ondes transversales ou ondes longitudinales), et qui a indi- qué que l'effet Doppler pourrait un jour être utilisé en cosmologie. La fin de son article mérite d'être cité à cause de son ton prophétique : J'attends plein de confiance que ces théorèmes [concernant l'effet Doppler] seront de plus en plus corroborés et éprouvés, de sorte qu'on finira par s'en servir un jour pour répondre aux questions portant uploads/Litterature/ phsc-1998-1999-3-2-121-0.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager