PREFACE DE LA PREMIERE EDITION Traduttore traditore, traduire, c'est trahir, di

PREFACE DE LA PREMIERE EDITION Traduttore traditore, traduire, c'est trahir, disent les Italiens; et le mot est menaçant pour les traducteurs du Dante, qui plonge les traîtres au plus profond de son Enfer. Aussi n'est-ce pas sans de vives appréhensions que j'ai essayé de redire dans notre langue la parole de l'Homère italien, de celui qu'Alfieri invoquait sous le nom de gran padre Alighieri. Ce qui m'a sollicité, ce qui m'a attaché à une entreprise sans doute au-dessus de mes forces, c'est qu'en France, pour ceux qui n'en- tendent pas l'italien, le Dante n'est guère connu que par des traductions en prose. M. Antony Deschamps, il est vrai, a traduit en vers des chants ou des fragments de chants choisis çà et là dans la Divine Comédie ; mais aucune des trois parties dont se compose cette grande épopée n'y est restituée dans son intégrité. Ce procédé d'éparpillement est nuisible, surtout quand il s'agit du Dante, dont l'originalité est si fortement accusée dans la trame serrée et continue do sa fiction, dans son dévelop- pement si logiquement gradué. Cette traduction a donné pourtant du Dante une idée plus exacte que par une autre l II PREFACE DE LA PREMIERE EDITION eu prose. C'est que si toutes les traductions sont de belles ou de laides infidèles, celles que l'on fait d'un poëte en prose sont à coup sûr les plus perfides. Elles sont fidèles à la littéralité du modèle, infidèles, si je puis m'exprimer ainsi, à sa littérature. La musique des paroles est retranchée avec le mètre, en même temps que les tours, les hardiesses, les images du poète s'allan- guissent au milieu des pruderies de la prose, surtout dans notre- phrase française qui marche un peu comme le recteur et sa suite, et qui n'a pas retrouvé depuis Amyot cette vive et courte allure que regrettait Fénelon. Je dois reconnaître que j'ai contre moi deux grandes autorités. M.Villemain s'est déclaré plus favorable à la prose, même pour rendre les poètes, parce que toute reproduction en vers aurait le tort, suivant lui, d'être plus ou moins « une nouvelle création, » et M. de Lamennais prépare, dit-on, une traduction en prose de la Divine Comédie. La prose de M. de Lamennais fait des miracles, et je dois m'at- tendre à un démenti qui frappera d'ailleurs un des plus vifs admirateurs de son beau génie. Pour ma part, en traduisant Dante en vers, je voudrais, du moins, avoir réussi, contre la haute autorité de M."Villemain,à être un Fidèleimitateur. J'ai essayé de traduire en tercets, sui- vant le texte, et tercet par tercet, presque vers par vers, ï'Enfer tout entier, cette première et plus admirable partie de la trilogie du Dante. Dans ces conditions, sous la discipline rigoureuse de notre prosodie, avec notre poétique un peu guindée, je n'aurai pu rendre pourtant PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION III que de loin ce langage énergiquement familier et sim- plement riche, ce parler concis et contenu, parfois expansif et rempli de grâces naïves, souvent aussi em- pruntant aux écoles du temps leur manière subtile et scolastique. Je ne me berce pas d'ailleurs d'illusions, et je sais jusqu'à quel point on peut réussir dans une oeuvre de ce genre. Je sais que les vrais, les meilleurs traduc- teurs d'un poète sont les artistes, les peintres et les sculpteurs. Ils incarnent son idéal. Dante en a eu de sublimes. Giotto, le Pérugin, Michel-Ange, Raphaël, voilà ses vrais interprètes. Et de nos jours, faut-il taire la gloire des vivants? — Quand le pinceau spiritualiste d'Ary Schefîer reproduisait la figure chaste et passionnée de Françoise de Rimini, le peintre ne donnait-il pas de ce rêve du poëte la seule traduction qu'on puisse citer après le modèle? Tout a été dit sur Dante ; mais quïl me soit permis de rappeler en quelques traits cette grande et expressive physionomie. Dante, né à Florence en l'année 1265, était de l'ancienne famille des Alighieri. Orphelin dès l'en- fance, il s'absorba de bonne heure dans l'étude des lettres et des sciences, sous la direction de Brunetto Latini, l'un des savants les plus célèbres du temps. C'est au seuil de l'adolescence qu'il aima la fille de Folco Portinari, cette Béatrix morte à la fleur de l'âge, embaumée dans l'im- mortalité de son amant. Sous la transfiguration platoni- cienne qu'elle a reçue de lui, elle est devenue l'ange de la théologie. Aujourd'hui, cet emblème qui rappelle le IV PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION spiritualisme symbolique d'un autre âge nous laisse froids ; mais tous ceux qui contempleront dans le Dante la poétique figure de Béatrix, comme lui verront encore le ciel dans ses regards. Dante chercha le tumulte des camps, peut-être il cher- chait la mort. Il combattit aux premiers rangs à la bataille de Campaldino. Il était alors avec les guelfes ; c'était le parti auquel appartenait sa famille ; mais il est permis de supposer qu'alors déjà, dans cette longue et terrible lutte du sacerdoce,et de l'Empire, son coeur allait à l'em- pereur, au parti gibelin auquel il consacra depuis toute sa vie. Témoin de la simonie et des excès de la cour de Rome, au milieu de ces factions qui déchiraient l'Italie sous des gouvernements hétérogènes et disparates, répu- bliques capricieuses et petits tyrans, les pires de tous, assistant à cette décadence au milieu des souvenirs de l'empire romain et de ses ruines à jamais éloquentes, il se berça de la résurrection de l'Italie fortement reconsti- tuée même sous un César d'Allemagne; il rêva sans doute cette unité, espérance incessamment reculée, vain mi- rage qui a enflammé et trompé tant de grands courages depuis Dante. Mais voici dans quelles circonstances le poëte fut jeté dans le parti des gibelins. Il avait été nommé un des prieurs de Florence ; il avait trente-quatre ans quand il fut revêtu de cette suprême magistrature. La faction guelfe des Noirs et la faction gibeline des Blancs déchiraient alors Florence. Le conseil de la ré- publique décida l'exil des principaux chefs des deux PRÉFACEDE LA PREMIÈRE ÉDITION V partis. Dante était du conseil; pourtant il fut accusé d'intelligence avec les Blancs. Bientôt les Noirs, qui te- naient pour le pape, revinrent avec le secours de Charles de Valois appelé, dit-on, secrètement par le pontife dans le moment môme où il députait Dante vers lui pour né- gocier la réconciliation et la paix. Dante fut exilé, vit ses biens confisqués, sa maison rasée, et lui-même on le condamnait à être brûlé «jusqu'à cequemort s'ensuive, » si jamais il reparaissait sur le territoire de Florence. C'est alors que commencent cette vie errante, et les tristesses poignantes de l'exil, et « l'escalier d'autrui si dur à mon- ter, » et « le pain amer de l'étranger, » et « les yeux changés en désirs de larmes, » et quand on lui propose de lui rouvrir sous conditions les portes de sa patrie, où sa gloire était déjà rentrée comme un reproche, alors cette lettre si éloquente et si noble où l'exilé écrivait : « Donnez-moi une voie qui ne soit pas contraire à l'hon- neur pour rentrer à Florence. S'il n'en est pas de sem- blable, jamais je n'entrerai à Florence. Partout je pour- rai jouir du ciel et de la lumière et contempler les vérités sublimes et ravissantes qui éclatent sous le soleil. » On dit communément que Dante appela contre Florence Henri de Luxembourg; on fausse ainsi le vrai caractère du Dante, qui ne fut pas un Coriolan. Henri de Luxem- bourg était alors pour lui le César légitime, et Florence un des fleurons légitimes de sa couronne impériale. Ce n'est point dans les armes et dans le sang que Dante chercha sa vengeance; elle est tout entière dans son VI PREFACE DE LA PREMIERE EDITION poème : c'est là qu'il a exhalé ses fiers ressentiments et son âme bouillonnante comme les fleuves de l'enfer qu'il a décrits. Combien sa fiction était faite pour remuer et posséder les hommes de son temps! Le siècle était croyant, préoccupe de la vie future, des peines et des récompenses éternelles, des visions de ses moines, de la fin du monde toujours annoncée comme prochaine. Eh bien ! il s'empare de ces croyances et de ces supersti- tions : il a eu aussi son extase, sa vision; il est descendu dans les royaumes éternels, il a assisté au supplice et au châtiment de ses ennemis, etil revient les dire à la terre. Il a vu les mauvais papes plongés dans les fosses brû- lantes de Y Enfer, et l'aigle impériale rayonnant au Para- dis. Profondément catholique, malgré sa haine contre la domination temporelle des papes, il met en enfer tous les péchés mortels ; amis et ennemis sont confondus dans le châtiment (et la fiction orthodoxe en devient plus vraisemblable), mais on reconnaît les uns et les autres à la manière dont le poète s'attendrit ou s'indigne, leur parle ou les fait parler, A.tous il a conservé leur inalté- rable personnalité. Ces ombres pleurent, parlent, prient, soupirent, blasphèment, se souviennent, souvenir souvent uploads/Litterature/ dante-enfer.pdf

  • 19
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager