Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 13-14 | 2014 Archives Récit

Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 13-14 | 2014 Archives Récits d’archives Nathalie Piégay-Gros Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/elh/473 DOI : 10.4000/elh.473 ISSN : 2492-7457 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 10 octobre 2014 Pagination : 73-87 ISBN : 978-2-271-08208-4 ISSN : 1967-7499 Référence électronique Nathalie Piégay-Gros, « Récits d’archives », Écrire l'histoire [En ligne], 13-14 | 2014, mis en ligne le 10 octobre 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/elh/473 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.473 Tous droits réservés Nathalie Piégay-Gros : Récits d’archives 73 Nathalie Piégay-Gros Récits d’archives Quelques exemples suffisent à rap- peler que la passion des archives gagne tous les domaines de la société et de la création : augmentation extraordinaire des documents conservés1, expositions constituées principalement, si ce n’est exclusivement, d’archives d’écrivain, publication de livres de documents d’ar- chives2, recours aux archives dans les œuvres plastiques, installations et per- formances (Anselm Kiefer, Christian Bol- tanski, Sophie Calle, Philip Auslander…), dans les films documentaires et de fic- tion (par exemple Harun Farocki). Autre indice de cette inflation de l’archive, qui rejoint, sans aucun doute, la passion de la commémoration et le régime du présentisme : la substitution fréquente du terme « archive » (ou « archives ») à celui de « document ». Or l’archive est un document particulier, non pas par sa nature (tout peut faire archive), mais par le traitement qu’il a subi : il n’y a pas d’archive sans fonds d’archives, qui suppose archivage, c’est-à-dire rencontre avec une institution qui sélectionne, classe, inventorie, et prévoit les condi- tions de la consultation3. La non-distinc- tion qui est faite, aujourd’hui, entre le document qui n’a été conservé que par un individu, simple trace documentaire donc, et l’archive institutionnelle est un indice supplémentaire de cette passion des archives, qui se substitue à l’em- pire du document. On a pu ainsi parler d’archives à propos du recours à ses journaux intimes que fait Annie Ernaux dans Les Années4. Il nous semble, dans un premier temps, nécessaire de rétablir la distinction entre document et archives pour analyser les enjeux de l’inclusion de ces dernières dans la fiction. Rappelons pour commencer que le document est une forme5 sans auto- nomie, qui, déplacée dans l’œuvre, change de statut. L’inflation actuelle des documents dans la création narrative et cinématographique, bien étudiée6, ne peut se comprendre si l’on ne prend pas la mesure d’un double héritage : celui de la méthode de l’enquête propre au xixe siècle, en particulier le naturalisme, défini par son usage de la documenta- tion et du document, d’une part ; d’autre part, celui du dadaïsme et du surréa- lisme, qui ont inventé un art du montage et de la combinatoire et fondé leur démarche sur un rapport singulier au document : rapport poétique, expéri- mental, ethno graphique. En outre, le récit documentaire engage une critique de l’information, en réaction à une sura- bondance toujours plus grande de docu- ments, dont les modes de production et Écrire l’histoire n° 13-14, 2014 74 de circulation peuvent être interrogés, déplacés par la littérature7. L’héritage naturaliste du xixe siècle fait du document un enjeu majeur de la critique du réalisme et des rapports qu’il institue avec les savoirs ou avec l’héroïci- sation et la mythologisation de la repré- sentation. Après que le document a été considéré comme un matériau qui reste dans les soubassements du roman (et que l’on peut attester, par exemple dans les récits d’enquête de Zola8), il devient un matériau exposé, voire constituant entiè- rement le corps du texte (Alexander Kluge9). Quelles que soient les formes de son traitement, il contribue toujours à une critique des impensés et des ressorts du réalisme : soupçon jeté sur l’authenti- cité du document, violence du document brut, ou au contraire conscience qu’il est déjà une représentation, qui sera reprise par une représentation seconde. L’héritage dadaïste et surréaliste est plus complexe : il a promu les dispositifs du montage, du collage et de l’assem- blage, et, sous une forme radicale, celle du ready-made. Le document, alors même qu’il est circonstanciel, c’est-à-dire sans autonomie, est, avec ces dispositifs, hissé au rang d’œuvre (ou d’objet) autonome10. Et à ce titre, il constitue, à soi seul, une critique de l’œuvre d’art et relève de la démarche antilittéraire ou antiartistique de l’avant-garde dadaïste et surréaliste. Pour autant, l’enquête ne disparaît pas de la démarche surréaliste : elle y est même en un certain sens essentielle et explique la proximité des surréalistes avec l’ethnographie et la psychanalyse. On peut parler, avec Michel Murat, d’une démarche « méta-documentaire11 » : le surréalisme cherche à « documenter le surréel12 » comme à enregistrer toutes les traces de l’inconscient, quelles que soient les formes d’expression qu’il peut prendre. À ce titre, il valorise l’expérience, cherche même à engager une méthode qui consisterait en une « expérimentation de l’expérience13 ». On sait que l’écriture automatique en signera l’échec, mais les documents produits ou recueillis mani- festent à chaque fois l’articulation pos- sible ou rêvée de l’art et de la vie, dans ce qu’elle a de plus contingent, de plus cir- constanciel : le document est en ce sens, et en ce sens seulement, poétique (et anti- littéraire). Le soupçon porté sur le document est poursuivi dans les fictions réa- listes critiques des années soixante et soixante-dix, en réaction à l’hypermédia- tisation de l’information : le document apparaît comme un simulacre, le produit d’un système qui le valorise puis l’ou- blie, le manipule et le fait passer pour un réel qui n’est, peut-être, qu’images et représentations. Sa valeur d’information ou d’illustration est souvent discutée ; son statut de preuve peut être remis en doute. Ces trois grands âges du rapport que la littérature a entretenu avec le document mériteraient assurément des nuances, mais tous interrogent de manière spécifique le rapport entre document et archive. Le paradigme réa- liste et naturaliste valorise le document comme produit de l’enquête : là réside son potentiel romanesque. Il peut être archivé a posteriori, en tant qu’il a été un élément de la généalogie de l’œuvre, mais dans l’œuvre, il n’est pas exposé en tant que tel. Il est un hors-d’œuvre : il la précède (c’est la valeur généalogique du document, qui aujourd’hui fait oublier sa valeur première, d’enseignement et d’information) et reste extérieure à elle. Le paradigme surréaliste valorise le Nathalie Piégay-Gros : Récits d’archives 75 document en tant qu’il est un instantané, une trace éphémère. Archivé, il s’ancre dans une temporalité et une série qui n’étaient pas les siennes. Car il y a une résistance, voire une répulsion, du sur- réalisme à l’archivage : c’est l’enregistre- ment immédiat et instantané des traces, de fragments de réel, érigés parfois en collection, qui fait sens. Il importe plus que jamais à l’heure du « tout-archive » de rappeler que le projet d’une conser- vation institutionnalisée est étrangère au surréalisme : « Que toute démarche de mon esprit soit un pas, et non une trace14 », écrivait Aragon dans la préface à l’édition de 1924 du Libertinage. C’est ainsi que le document est en un sens plus difficilement détachable de l’œuvre, car il n’en est ni un avant ni un pourtour : il est l’œuvre – ou ce qui en tient lieu. Mais tout est archivable, et l’exposition des collections de Breton à Drouot en 2003 a été la première étape d’une transforma- tion du document en archive15. Autre- ment dit, les dessins de Nadja, dans Nadja, conservés et exposés au musée d’Art moderne ou archivés sur le site André Breton, n’ont pas le même statut. Surtout, le surréalisme, comme toute avant-garde, s’est avéré hostile à l’idée même d’archivage : le parti pris du docu- ment était résolument un ancrage dans le présent, tourné vers le futur. La pas- sion, ou le mal d’archive, relèvent d’un présentisme (le document est conservé et utilisé pour servir le présent) et d’une mémoire inquiète, voire pathologique. Mais le régime dominant est un rapport à l’authenticité. Le paradigme de l’information situe dans une sorte de conaturalité le docu- ment et le document d’archives : l’ère de l’information sait que la péremption de toute information se solde par l’archivage de tout. Le soupçon gagne l’archive comme le document : le cinéma prend acte de cette continuité16. « Archive » devient synonyme de « document ». Quoi qu’il en soit de ces distinctions, il demeure que le récit documentaire, entendu en son sens le plus large (qu’il soit référentiel ou fictionnel), et les récits qui exposent des archives partagent des caractéristiques essentielles : polyphonie, hétérogénéité des voix et des matériaux narratifs, intersémioticité du document qui prouve que « cela a été » (la photo joue un rôle de plus en plus grand), fragmen- tation, modification du statut du texte ou de l’image insérés dans une œuvre litté- raire. Et, en retour, modification du dis- cours et du statut littéraire de l’œuvre, dont la limite avec ce qu’elle n’est pas est à chaque fois remise en cause. Les mêmes formes de traitement du document et de l’archive sont observables : homogénéi- sation ou uploads/Litterature/ piegay-recits-d-x27-archives 1 .pdf

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