OCTAVE MIRBEAU ET LE “ROMAN ROMANESQUE” En 1891, on le sait, Octave Mirbeau tra

OCTAVE MIRBEAU ET LE “ROMAN ROMANESQUE” En 1891, on le sait, Octave Mirbeau traverse une crise multiforme, où le pessimisme existentiel et la crise conjugale se doublent d’un questionnement angoissé sur la littérature en général et sur sa force créatrice en particulier. Paradoxalement, c’est au cours des deux années qui suivent que, nonobstant cette triple crise, il publie en feuilleton la première mouture du Journal d’une femme de chambre et de ce qui deviendra Le Jardin des supplices, ses deux romans les plus célèbres, ainsi que Dans le ciel, son œuvre romanesque la plus moderne. Et pourtant le roman lui semble désormais une forme littéraire dépassée et il est tout prêt à y renoncer définitivement. C’est ainsi qu’en septembre 1891, il écrit à Claude Monet : « Je suis dégoûté de plus en plus de l'infériorité des romans comme manière d'expression. Tout en le simplifiant au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire ; et la nature me donne chaque jour un dégoût plus profond, plus invincible, des petits moyens. D'ailleurs, c'est le dernier que je fais. Je vais me mettre à tenter du théâtre, et puis à réaliser ce qui me tourmente depuis longtemps, une série de livres d'idées pures et de sensations, sans le cadre du roman1 ». Il oppose ainsi, vigoureusement, ce qu’il qualifie de « romanesque », avec tout ce que cet adjectif comporte à ses yeux d’artifice, de convention « vulgaire » et de « petits moyens » mensongers, à la vérité des sensations et des idées procurées aux âmes d’artiste, sans faux semblants, par le spectacle de la nature2. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, s’il ne publie pas en volume un roman comme Dans le ciel, production qu’il doit juger alimentaire et indigne d’être retravaillée, et s’il attend quelque huit ans pour publier, chez Fasquelle, en 1899 et 1900, Le Jardin et Le Journal, après les avoir chamboulés de fond en comble et avoir eu recours au collage3 pour ne pas risquer de tomber à son tour dans les « petits moyens » honnis. Ce dégoût du roman apparaissait déjà, quelques mois plus tôt, le 21 mai 18914, dans une réponse qu’il donne alors à un journaliste du Gaulois, Charles-Armand Dieudé-Defly, alias Fly, qui enquête sur « le roman romanesque ». Cette enquête fait suite à un article de Marcel Prévost, « Le Roman Romanesque moderne », paru dans Le Figaro du 12 mai5 et qui a fait sensation. Le jeune romancier, ancien élève des jésuites lui aussi6, n’a pas encore réussi sa percée littéraire, n’ayant alors à son actif que trois très modestes romans – Scorpion (1886), Chouchette (1888), Laura (1890) – et il entend bien promouvoir son quatrième opus, La Confession d’un amant, qui vient de paraître chez Alphonse Lemerre. Dans cet article, publié en Premier-Paris, il juge sans aménité les réponses de ses jeunes confrères, où se combinent diversement « combativité » et « indulgence », à l’enquête, très médiatisée, que Jules Huret 1 Octave Mirbeau, Correspondance générale, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2005, tome II, pp. 446-447. 2 Dans son interview par Jules Huret, parue le 22 avril précédent dans L’Écho de Paris, Mirbeau, opposant la nature à la littérature, déclarait, provocateur : « La littérature ? Demandez donc aux hêtres ce qu’ils en pensent ! » 3 Sur la pratique du collage, voir la notice « Collage » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’Homme – Société Octave Mirbeau, Lausanne-Angers, 2011, pp. 700-701 (http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php? option=com_glossary&id=674). 4 En même temps que la réponse de Mirbeau paraissent, ce jour-là, celles de Jules Claretie, d’Hector Malot et de Georges Moore. Les premières réponses, de Ludovic Halévy et Émile Zola, ont paru dès le 14 mai, soit le surlendemain de l’article de Marcel Prévost. Les dernières paraîtront le 25 mai. 5 Sur cette enquête voir Jean-Marie Seillan, Enquête sur le romanesque, Centre d’études du roman et du romanesque, Université de Picardie, Amiens, 2005. 6 Dans sa biographie de Marcel Prévost (Sansot, 1904), Jules Bertaut écrit qu’il en a subi lui aussi « l’empreinte fatale », reprenant l’expression même de Mirbeau dans Sébastien Roch. Mais il ajoute que les effets en ont été différents de ceux que l’on remarque habituellement et que l’on chercherait en vain, chez lui, « cette mollesse de style, cette souplesse lâche de pensée, ce tarabiscotage de l'esprit qui sont proprement les signes qu'un écrivain a subi une première et durable éducation religieuse ». mène parallèlement dans L'Écho de Paris, concurrent du Gaulois, depuis le 3 mars précédent. Constatant la « déroute » de la jeune littérature en matière de théâtre et de poésie lyrique, il affirme que, dans le domaine du roman, l’existence de quatre « chefs » à succès et à « clientèle », Zola, Maupassant, Bourget et Loti, qui sont en réalité des « maîtres » sans « élèves », est en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt. S’ils venaient à disparaître en même temps, du jour au lendemain, que resterait-il ? Rien ! Alors Marcel Prévost de proposer d’ouvrir des « routes nouvelles » et de revivifier le roman par le « Romanesque », moins « dans l’affabulation, qui importe peu », que « dans l’expression de la vie sentimentale ». Et il oppose cette voie à celle du « roman anti-romanesque, né de la philosophie positiviste », qui a « la puérilité » de « nier l’existence de cette région de l’âme, où se reflétaient si naturellement les imaginations de la dame de Nohant » – c’est-à-dire George Sand, qu’il admire. Selon lui, « le romanesque n’est qu’un mode de vision du réel, au même titre que le mode positif » ; il n’est donc pas propre à une époque donnée, mais a toujours existé, car « c’est l’une des orientations sous lesquelles on peut, éternellement envisager la réalité ». Par bonheur, la philosophie de Taine, d’où sont également sorties « l’école naturaliste » d’Émile Zola, et « l’école psychologique » de Paul Bourget, « est tombée dans un discrédit profond parmi la jeunesse contemporaine qui pense et qui cherche ». Dès lors, l’avenir est ouvert à « l’avènement prochain d’un Romanesque moderne, qui fournira enfin des formules de vie, des réponses intuitives aux questions amassées depuis vingt ans ». Par-dessus le marché, ajoute-t-il pour renforcer la crédibilité de son pronostic, « le roman romanesque est le seul qui puisse donner actuellement la sensation du nouveau ». C’est pourquoi, à côté du roman naturaliste et du roman psychologique, destinés à disparaître, il y a encore une chaise inoccupée, et c’est, bien évidemment, « le roman romanesque » qui ne tardera pas à l’occuper… Il y a, dans cet article d’autopromotion7, soutenu dès le lendemain par Alexandre Dumas fils8, un aspect qui aurait pu être de nature à séduire Mirbeau : le rejet du naturalisme et de la dérisoire psychologie au scalpel de Bourget, renvoyés dos à dos comme les deux faces d’une même philosophie réductrice et mutilante, et jetés de conserve dans les poubelles de l’histoire littéraire. Mais Mirbeau n’est pas dupe de ce positionnement tactique dans le champ littéraire, et deux autres aspects ne peuvent que le hérisser. Tout d’abord, la « réclame », comme on disait, pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui la publicité, réclame d’autant plus digne de son mépris qu’elle est grossièrement arrogante et recourt à des expressions aussi ronflantes que vides (« formules de vie », « réponses intuitives aux questions amassées depuis vingt ans »…). Ensuite, le retour à une espèce d’âge d’or du romanesque situé du côté de Nohant, mais dûment aseptisé et débarrassé de l’anticonformisme et du féminisme provocateur de la jeune George Sand, pas encore devenue « la dame de Nohant », abusivement étiquetée symbole d’un idéalisme mensonger et d’une littérature à l’eau de rose. Dans sa réponse à l’enquête sur le roman romanesque, la critique que Mirbeau adresse à Marcel Prévost est donc double. En le mettant sur le même plan que Victor Vaissier et Géraudel, fabricants de pastilles et de savons et champions de la réclame, il réduit son 7 C’est aussi comme cela que le perçoit Jean-Marie Seillan, qui voit de surcroît dans la rapidité de l’enquête du Gaulois la preuve d’un accord préalable entre le quotidien et le romancier réclamiste. Au-delà du cas particulier de Prévost, l′année 1891 lui apparaît comme « celle d′une révolution médiologique douce » : « Ce que l′enquête met à nu, et elle seule pouvait le faire avec cette franche brutalité, c′est la concurrence faite par la presse nouvelle à la littérature à l′ancienne. » Voir Jean-Marie Seillan, « Enquête journalistique et poétique romanesque : l′enquête sur le “roman romanesque” du Gaulois en mai 1891 », in Sylvie Triaire, Marie Blaise et Marie-Ève Thérenty (sous la direction de), L’Interview d’écrivain – Figures bibliques d’autorité, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2014, pp. 205-223. 8 C’est, comme par hasard, à Alexandre Dumas fils que Marcel Prévost a dédié son nouveau roman, La Confession d’un amant. intervention dans le champ médiatique uploads/Litterature/ pierre-michel-octave-mirbeau-et-le-quot-roman-romanesque-quot.pdf

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