PIERRE M I C H E L OCTAVE MIRBEAU ET LÉON WERTH Société Octave Mirbeau Angers -

PIERRE M I C H E L OCTAVE MIRBEAU ET LÉON WERTH Société Octave Mirbeau Angers - 2007 1 INTRODUCTION Je vais vous parler d’un auteur original et inclassable, qui a connu son heure de gloire avant d’entamer une longue traversée du désert et de tomber dans un relatif oubli, d’où il est heureusement sorti depuis une quinzaine d’années ; d’un écrivain multicartes, qui a été tout à la fois journaliste, critique d’art, polémiste, voyageur, auteur dramatique1 et romancier ; d’un intellectuel libertaire, engagé avec fougue et véhémence dans les affaires de la cité, mais politiquement incorrect, parce qu’il a toujours soigneusement préservé son esprit critique et sa liberté de parole, au risque de s’attirer bien des rancunes et des inimitiés, jusque dans son propre camp ; d’un réfractaire, d’un insoumis, anticlérical, antireligieux, antimilitariste, antipatriote, anti-parlementaire, anti- bourgeois, anticolonialiste, anti-collectiviste, qui jette sur les choses un regard décapant et nous oblige à regarder Méduse en face ; d’un pessimiste endurci, qui n’a pourtant cessé de lutter dans le vague espoir de changer les mentalités et d’améliorer une organisation sociale aberrante ; d’un misanthrope invétéré, qui n’a pourtant cessé d’aimer et de défendre les misérables humains ; d’une conscience supérieure dotée d’une âme d’enfant ; d’un homme par qui, toujours, le scandale est arrivé, parce que le scandale, ce n’est pas seulement ce qui, en s’élevant au- dessus des préjugés et de la “moyenne”, choque la masse des imbéciles, mais aussi ce qui est susceptible d’éveiller, chez les « âmes naïves », l’étincelle de la conscience. Cet écrivain, c’est Octave Mirbeau, mais ce pourrait aussi bien être Léon Werth, tant leur fraternité – tout à la fois éthique, politique et littéraire – leur confère de similitudes, malgré la génération qui les sépare — exactement trente ans et un jours. En lisant nombre de jugements et de caractérisations de Werth dans la biographie procurée par Gilles Heuré, je me suis dit bien souvent que, s’ils avaient été présentés hors de leur contexte, j’aurais pu les croire relatifs à l’auteur de L’Abbé Jules. C’est cette fraternité spirituelle, ce sont ces ressemblances et ces convergences, que je vais tâcher de dégager. D’abord, en faisant rapidement le point sur leurs relations, qui ont duré moins d’une dizaine d’années. Ensuite, en dégageant tout ce qui les rapproche, et, en particulier, en montrant comment, dans des situations historiques pourtant bien différentes, ils ont mis leur plume au service des mêmes valeurs et recouru à des procédés narratifs et rhétoriques comparables. 1 George Besson prétend que Léon Werth a composé des pièces de théâtre non jouées. Cité par Gilles Heuré, L’Insoumis Léon Werth, Viviane Hamy, 2006, p. 35. 2 UNE RELATION DE TOTALE CONFIANCE Nous ignorons précisément quand ils se sont rencontrés pour la première fois. Mais Léon Werth faisait partie de ces jeunes intellectuels non conformistes et passionnés d’art qui, tels Francis Jourdain et George Besson, voyaient dans le vieil écrivain prématurément usé, sinon un maître à penser, ce à quoi il n’a bien évidemment jamais prétendu, du moins un exemple à suivre, voire un modèle, tant sur le plan de l’écriture que sur celui de l’engagement, où les exigences éthiques et esthétiques sont indissociables. Et il n’est donc pas étonnant qu’il soit spontanément allé, comme tant d’autres, lui rendre visite, sinon hommage, mais en toute indépendance : « Je ne m’étais jamais cherché un maître », dira Werth2. Quoi qu’il en soit des débuts de leur amitié, elle a été d’emblée solide et définitive, et les signes d’admiration réciproque se sont multipliés. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’entre ces deux caractères bien trempés et forts en gueule il n’y ait jamais eu de désaccords : avec un Mirbeau, qui joue bien souvent au provocateur, histoire de tester ses interlocuteurs ou d’accoucher les esprits, et un Werth plutôt ombrageux, qui prend facilement la mouche et se pique d’intransigeance, au risque de braquer ses meilleurs amis, la discussion ne pouvait être que permanente, mais comme elle doit l’être entre deux libres esprits, émoustillés par la confrontation intellectuelle et qui n’ont que du dégoût pour la vile complaisance. Comme le note George Besson, ces « charmantes querelles [...] se terminaient par une exclamation affectueuse ou par un reproche boudeur de Mirbeau, devenu compagnon raisonnable : “C’est étonnant, mon petit Werth, comme vous aimez l’exagération”3 ». Dans l’histoire des relations entre les deux amis, trois épisodes méritent d’être rappelés : leur collaboration pour achever Dingo, la bataille du prix Goncourt 1913 et l’affaire du faux « Testament politique » de Mirbeau. La collaboration pour Dingo Depuis 1905 et le terrible « coup de poing de la vieillesse » qu’il a « reçu sur la tête4 », surtout depuis l’été 1908, où il a « bien failli passer l’arme à gauche », comme il le confie au « grand dieu de son cœur » Auguste Rodin5, et jusqu’à son décès dans son pied-à-terre de la rue Beaujon, en février 1917, Mirbeau a continuellement des ennuis de santé, 2 Dans le n° 2 des Cahiers d’aujourd’hui (février 1913). 3 Cité par Gilles Heuré, op. cit., p. 91. 4 Lettre à Gustave Geffroy du 8 juillet 1905, Archives de l’Académie Goncourt, Nancy. 5 Octave Mirbeau, Correspondance avec Rodin, Tusson, Éditions du Lérot, 1988, p. 232. 3 qui vont s’aggravant au fil des ans. Les périodes pendant lesquelles il dispose de l’intégralité de ses capacités, par exemple pendant les premiers mois de 1910, où il collabore à Paris-Journal, se font rares et apparaissent comme de simples répits, entre des phases, toujours plus longues et plus nombreuses, où il semble amorphe, incapable même de tracer des lettres – ce qu’il appelle de « l’agraphie » – et voué à une vie contemplative face aux parterres de fleurs et aux œuvres d’art dont il a su s’entourer. Pour le vieux lutteur, particulièrement douloureuse est la conviction croissante de n’être plus bon à grand-chose et, d’acteur majeur qu’il était dans la vie littéraire, artistique et politique, d’en être réduit au rôle de spectateur passif. Pour un écrivain qui, au sortir de l’éprouvante bataille du Foyer (1908), continue de caresser tout plein de projets romanesques et théâtraux, cette impression d’avoir perdu jusqu’à la capacité d’écrire apparaît comme la plus angoissante des mutilations. On comprend qu’il aime à s’entourer de jeunes amis pleins de ferveur et tout prêts à assurer le relais. On comprend aussi que le vieux lion fatigué, décidément en peine de poursuivre ses inlassables combats contre les grimaciers des lettres et des arts et les forbans de la politique et de la finance, ait songé à faire d’un chien mythique, qui le « changera des hommes6 », son substitut pour poursuivre son œuvre de justicier et de vengeur des opprimés. Ce sera le rôle dévolu à Dingo, le héros éponyme du roman auquel Mirbeau a commencé à travailler en 1908 : « Tel maître, tel chien », observe justement le notaire Anselme Joliton7, avant de prendre la poudre d’escampette avec les économies de ses clients, comme il se doit pour tout notaire mirbellien. Ce chien supérieurement intelligent8, dans lequel se mire le romancier, et auquel il « prête instinctivement ses pensées secrètes, ses désirs, ses aspirations, ses inquiétudes, ses tares », comme l’écrit l’anarchiste Victor Méric9, ce chien qui est « l’image-miroir de son âme », selon Reginald Carr10, loin de n’être qu’un vulgaire ornement de salon ou qu’une consolation pour âmes esseulées, devient le « démystificateur », celui qui, comme la Célestine du Journal d’une femme de chambre, « lève les masques11 ». 6 Octave Mirbeau, lettre à Francis Jourdain, Cahiers d'aujourd'hui, n° 9, 1922, p. 179. 7 Octave Mirbeau, Dingo, chapitre V (Œuvre romanesque de Mirbeau, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, p. 717). 8 Samuel Lair écrit à ce propos : « Loin de se dresser l’un contre l’autre, l’instinct enfante l’intelligence, et les forces dionysiaques contenues dans la personnalité du chien se concilient harmonieusement avec la finesse apollinienne » (Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 346). 9 Victor Méric, compte rendu de Dingo, La Guerre sociale, 25 juin 1913. 10 Reginald Carr, Anarchism in France - The Case of Octave Mirbeau, Manchester University Press, 1977, p. 150. 11 Pierre Dufief, « Le Monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, p. 282. 4 Las ! Pour que le vengeur masqué en canidé puisse accomplir sa mission, encore faudrait-il que son père de plume pût mener à bien sa propre tâche. Or il s’en révèle bien incapable. Cela ne l'empêche pas de déclarer avec aplomb à Georges Pioch, en août 1911 : « Dingo est complètement achevé. Mais il faut que je le revoie, et, pour cela, il n'est qu'une bonne manière : le recopier. Tel qu'il est actuellement, il ferait 600 pages. C'est beaucoup trop12. » En réalité, il n'a écrit, au plus, que 52 feuillets — qui sont, il est vrai, d'une écriture extrêmement serrée, comme s'il lui fallait uploads/Litterature/ pierre-michel-quot-octave-mirbeau-et-leon-werth-quot.pdf

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