MÉMOIRE POUR UN AVOCAT AUTOBIOGRAPHIE, VENGEANCE ET DÉMYTHIFICATION Le 25 mai 1
MÉMOIRE POUR UN AVOCAT AUTOBIOGRAPHIE, VENGEANCE ET DÉMYTHIFICATION Le 25 mai 1887, Octave Mirbeau, sans tenir compte des recommandations du fidèle Paul Hervieu1, se décide à épouser Alice Regnault, ancienne théâtreuse et horizontale de haut vol, avec qui il est collé depuis près de trois ans. Mais, tout péteux, il se garde bien d’avertir ses plus chers amis, Claude Monet, Auguste Rodin, Paul Hervieu ou Gustave Geffroy, et c’est en catimini qu’il va procéder à cette union, jugée par beaucoup comme contre-nature, devant l’officier d’état civil du quartier de Westminster, à Londres, avant de fuir en Bretagne, à Kérisper, près d’Auray, les ragots parisiens, la commisération de ses proches et le mépris affiché de ses ennemis, qui savourent leur vengeance. Il sait pertinemment qu’il vient de commettre une bêtise, et même une grosse bêtise, aux conséquences dommageables et durables, mais une nouvelle fois, nonobstant sa douloureuse expérience de sa dévastatrice liaison de trois ans avec Judith Vimmer, il n’a pas été en mesure de s’en empêcher : il a capitulé en rase campagne devant la belle hétaïre, et la honte qu’il en ressent apparaît clairement dans le fort tardif aveu qu’il finit par faire, contraint et forcé, à son habituel confident, Paul Hervieu : . Maintenant, autre chose, qui me coûte beaucoup à vous dire... Allez-vous me pardonner ?... Je suis marié... J’aime mieux vous le dire brutalement... Oui, mon cher Hervieu... Et si je ne vous en ai rien dit, c’est que je n’ai pas osé... J’ai été tenté, vingt fois... Je me suis rappelé, il y a deux ans, et je n’ai pas osé... Pourquoi ? Eh bien, mon ami, je prévoyais bien que je ne quitterais jamais Alice... Alors vivre toujours collé ?... Je me suis absolument retiré du monde, depuis longtemps, et je n’ai pas envie d’y rentrer... Nous vivrons ainsi, avec de bons amis comme vous, n’est-ce pas ? 2 Mirbeau ne se fait pourtant aucune illusion sur l’enfer conjugal dans lequel il vient d’entrer par la grande porte et où il a dû, à l’instar des damnés de Dante, lasciare ogni speranza, comme en témoigne éloquemment le conte au titre amèrement ironique, « Vers le bonheur », qu’il publie, quelques semaines à peine après son mariage, dans les colonnes du Gaulois : Ce soir-là même – le soir de notre mariage –, je compris qu’un abîme s’était creusé entre ma femme et moi. Peut-être existait-il depuis toujours, je serais aujourd’hui tenté de le croire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je l’apercevais pour la première fois. [...] 1 Louis-Pilate de Brinn’ Gaubast rapporte, dans son journal, que, le 20 octobre 1887, lors d’un dîner chez les Daudet, Hervieu, « très mondain », a déclaré que, consulté par Mirbeau, il l’avait « fortement détourné de ce mariage ». 2 Lettre à Paul Hervieu du 20 juin 1887 (Correspondance générale d’Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 672). Et l’abîme qui nous séparait n’était même plus un abîme : c’était un monde sans limites, infini, non pas un monde d’espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n’est point de possible rapprochement. Dès lors la vie nous fut un supplice.3 De fait, comme celle du narrateur de ce conte en forme d’exutoire, la vie conjugale du romancier sera désormais un « supplice » et, quelques décennies plus tard, aboutira, en toute logique, aux diverses trahisons posthumes et vengeresses de sa veuve abusive, dont la pire sera la publication, cinq jours après sa mort, d’un prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », faux patriotique à vomir de dégoût concocté par le renégat Gustave Hervé4. Mais, avant de nous projeter si loin dans l’avenir, il reste à essayer de comprendre pourquoi un homme aussi lucide et courageux qu’Octave Mirbeau, doublé d’un artiste aussi exigeant, a bien pu se laisser embarquer, en toute connaissance de cause, dans une aussi sinistre et lamentable aventure. Plusieurs explications, qui ne s’excluent nullement, peuvent être envisagées. • Tout d’abord, le profond sentiment de culpabilité qui le ronge depuis qu’il a accepté de prostituer sa plume pendant une douzaine d’années, comme l’abbé Jules du roman homonyme5 a prostitué son âme au service de son Église en putréfaction pendant le même laps de temps. Mirbeau a conservé de son passage entre les mains de ces « pétrisseurs d’âmes » que sont les jésuites une « empreinte » indélébile6, qui se manifeste au premier chef par une volonté d’expiation et/ou de rédemption, seuls moyens de laver la faute originelle. Comme par hasard, le premier roman rédigé pour le compte de Dora Melegari et publié sans nom d’auteur en avril 1881 est précisément intitulé L’Expiation, et la suite, jamais écrite, que le romancier devait donner à son premier roman avoué, Le Calvaire (1886), dont le titre était déjà symptomatique, devait s’appeler La Rédemption. En épousant Alice Regnault, il assurait tout à la fois la tolstoïenne rédemption de la pécheresse7 et sa propre expiation et espérait sans doute vaguement se débarrasser doublement du poids écrasant de la culpabilité. • Ensuite, le parallélisme constamment réaffirmé, dans ses chroniques et, plus encore, dans Un gentilhomme8, entre la prostitution du corps et celle de l’esprit9, bien pire à ses yeux. 3 « Vers le bonheur », Le Gaulois, 3 juillet 1887 (recueilli dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau, Les Belles Lettres, 2000, t. I, p. 122). 4 Sur cette affaire, voir Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, chapitre XXIV. Le texte de ce faux « Testament politique » a été publié en annexe des Combats politiques de Mirbeau, ainsi que la démonstration de Léon Werth, « Le Testament politique de Mirbeau est un faux » (Librairie Séguier, 1990, pp. 266-270). 5 L’Abbé Jules (1888) est téléchargeable sur le site Internet des Éditions du Boucher. 6 Le terme d’empreinte apparaît en 1890 dans Sébastien Roch et sera repris, en 1895, dans le titre du premier roman d’Édouard Estaunié, également rescapé d’une éducastration jésuitique. 7 Mirbeau a découvert Tolstoï en 1884 et a fait aussitôt du grand romancier russe un modèle d’engagement éthique. Il lui a consacré un article intitulé « Un fou » dans Le Gaulois du 2 juillet 1886 (recueilli dans ses Combats littéraires, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2006, pp. 219-222). 8 Roman inachevé et posthume, publié en 1920, Un gentilhomme est téléchargeable gratuitement sur le site Internet des Éditions du Boucher. 9 Il s’agit là d’un thème typiquement anarchiste. Sur cette prostitution de l’esprit, voir Pierre Michel, « Quand Mirbeau faisait le “nègre” », sur le site Internet des éditions du Boucher, et « Quelques réflexions sur la négritude », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34. Cela ne pouvait que rapprocher Mirbeau de ses sœurs de misère que sont les prostituées, ces victimes d’une société inique, oppressive et hypocrite, auxquelles il consacrera précisément un essai tardif en forme de réhabilitation, L’Amour de la femme vénale10. La rédemption d’Alice et la sienne participaient d’une même logique et devaient se mener de conserve. • Autre mobile possible : le dégoût croissant manifesté par Mirbeau à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler “le monde” et qu’il qualifiait de « loup dévorant » dans un roman “nègre” de 1882, L’Écuyère11. S’il en est arrivé, dès 1885, à embrasser la cause anarchiste et, par la suite, la cause dreyfusarde, c’est qu’il était désormais arrivé au point de rupture complète avec les milieux que, volens nolens, il avait été amené à fréquenter au cours de ces longues années de prostitution journalistico-politique qui lui ont laissé l’impression de n’être qu’un raté12. Comment, dès lors, mieux afficher sa volonté de rupture d’avec ce monde immonde qu’en épousant une réprouvée à la face de tous les Tartuffes qu’il abomine et vilipende ? Son mariage constitue à coup sûr un pied de nez et une provocation de la plus belle eau et lui ferme à tout jamais les portes des milieux les plus huppés : comme le confirme sa lettre à Hervieu citée plus haut, il a brûlé ses vaisseaux.... • Enfin, sans vouloir m’engager sur le terrain mouvant de la psychologue de bazar, force est pourtant de me demander, à la lecture de nombre de contes et de romans de Mirbeau, si le masochisme ne serait pas une composante fondamentale de ses relations “amoureuses” avec les femmes. Ce n’est sans doute pas un hasard si, après avoir lu ses premiers contes et les deux premiers romans signés de son nom, Leopold von Sacher-Masoch13 a consacré à Mirbeau un article enthousiaste dans le n° du 5 janvier 1889 de sa revue, Magazin für die Literatur des In- und Ausländer, où il traite notamment de son conte « Vers le bonheur ». Les deux hommes, qui se sont rencontrés à Paris au cours de l’hiver 1887, ont visiblement en commun bien des sensations et bien des théorisations, que ce soit sur ce que Mirbeau appelle « la loi du meurtre » et le Galicien le « legs de Caïn uploads/Litterature/ pierre-michel-preface-de-quot-memoire-pour-un-avocat-quot-d-x27-octave-mirbeau.pdf
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- Publié le Sep 11, 2022
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