Glosa ou l’art de l’imposture Pénélope Laurent Université Paris-Sorbonne Paris

Glosa ou l’art de l’imposture Pénélope Laurent Université Paris-Sorbonne Paris IV penelope.laurent@wanadoo.fr Introduction Des auteurs comme Borges, Saer, Bolaño ou Piglia, s’accorderaient certainement à dire que la lecture est un travail comparable à celui d’un détective qui suit des pistes et en écarte d’autres. L’auteur suggère ces pistes mais ne les mène pas toujours à leur terme. Néanmoins, le but n’est généralement pas de tromper le lecteur mais de se divertir, avec lui. Aussi le mot « imposture » me gêne-t-il, mais il peut être adéquat si l’on parle d’imposture comme d’une « illusion, en bonne ou mauvaise part »1. Et c’est précisément mon point de vue : Saer, et son fidèle narrateur, nous propose des pistes qu’il brouille constamment, donnant à voir un réel fragmentaire, pour mieux nous interroger sur le pouvoir de l’ilusio. Et il ne renonce à rien : il nous plonge tout à la fois dans l’illusion et nous fait prendre conscience de sa nature trompeuse, jouant avec ce qu’Adorno appelle la « distance esthétique »2. L’art de brouiller les pistes L’œuvre de Saer joue constamment avec les limites du roman mais Glosa3 se prête particulièrement au jeu de pistes, à un jeu de pistes brouillées. A priori il s’agit d’un roman, mais Saer distille des indices qui tendent à nous en faire douter, tant dans le paratexte que dans le texte lui-même. Nous nous proposons ici de les analyser. L’histoire elle-même est une sorte de « farce » que nous fait Saer, car le noyau central de l’histoire est une simple anecdote : deux personnages qui appartiennent au même groupe d’amis et qui ne se connaissent pas vraiment, le Mathématicien et Angel Leto, se rencontrent par hasard dans la rue et discutent d’une fête à laquelle ils n’ont pas assisté, l’anniversaire de Washington, l’un parce qu’il était en Europe et l’autre parce qu’on ne l’y a pas invité. On peut parler d’imposture dans le cas de cette histoire qui se construit à partir d’un « non- événement » du point de vue des deux personnages ; en outre, l’histoire racontée, l’anniversaire, est très anecdotique, secondaire, par rapport aux faits évoqués ici (la dictature, la torture, l’exil) et qui feront la substance d’autres romans postérieurs de Saer. Le titre, qui se place sous le signe du langage, semble aussi brouiller les pistes : « glosa » fait allusion à une forme poétique très codifiée ; ainsi le roman serait la glose, et donc une parodie, du poème mis en épigraphe, mais le roman est écrit en prose. Ce n’est donc pas une glose au sens poétique et strict du terme. Mais « glosa » peut aussi prendre le sens de commentaire littéral : on peut penser au commentaire de l’anniversaire fait par différents personnages dans le roman mais aussi au roman comme pont entre plusieurs œuvres de Saer : Glosa joue avec l’intertextualité interne de l’œuvre de Saer dont notamment La vuelta completa, Cicatrices, El entenado et plus tard Lo imborrable et La pesquisa. Néanmoins ce jeu constant d’intertextualité interne est en partie une illusion : Angel Leto n’est pas le même 1 Paul-Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Monte-Carlo, Editions du Cap, 1973, t. II, p. 3129. 2 Theodor Adorno, « La situation du narrateur dans le roman contemporain », Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 42. 3 Nous nous réfèrerons toujours à l’édition suivante de Glosa pour la suite de l’article : Barcelona, Destino, 1988. 1 dans Glosa et dans Cicatrices. De plus il ne s’agit pas exactement d’un commentaire littéral. Les pistes du poème et du commentaire ne sont donc pas totalement satisfaisantes. La dédicace présente le roman comme une comedia (que l’on peut prendre dans ses deux acceptions d’œuvre théâtrale ou en opposition à la tragédie et au drame) et inclut une citation. Cette citation est extraite de The sound and the fury de William Faulkner qui reprend lui-même MacBeth de Shakespeare, soit une autre œuvre théâtrale. La comedia est au cœur du roman : la définition que nous en donne le narrateur est étroitement liée à l’illusion : tardanza de lo irremediable, silencio bondadoso sobre la progresión de lo neutro, ilusión pasajera y gentil que celebra el error en lugar de maldecir hasta gastar la furia inútil de la voz, su confusión nauseabunda.4 Le roman, qui s’apparenterait à la comedia, serait donc une construction illusoire. Cependant il ne s’agit pas non plus d’une œuvre théâtrale. En épigraphe se trouve un poème écrit par Saer lui-même et attribué à Tomatis dans le roman (p. 120) : le réel (l’auteur) et la fiction (Tomatis) sont ainsi mêlés. On peut se demander où s’arrête le paratexte et où commence le texte, à moins que cette imbrication du réel et de la fiction ne joue avec sa position de seuil précisément pour nous prévenir que nous entrons dans un espace soumis au pouvoir de l’illusion... La composition de Glosa s’organise en trois parties égales tournant autour de la notion de « cuadra », espace-temps de la promenade ; ce sont « las primeras siete cuadras », « las siete cuadras siguientes » et « las últimas siete cuadras », ce qui peut rappeler le théâtre (étant donné que le mot comedia est évoqué juste avant) avec ses règles de composition (en trois parties : présentation, nœud, dénouement) et d’unités (temps - lieu - action) mais le lecteur va vite se rendre compte que ces règles sont détournées. En effet, il n’y a pas d’intrigue, pas de véritable action, l’espace est le lieu mouvant de la promenade et les jeux temporels semblent être le moteur même de l’écriture. Il est possible que Saer joue avec l’horizon d’attente du lecteur de La Poétique d’Aristote. En quatrième de couverture, on nous annonce que deux personnages parlent d’une fête en se promenant. Le lecteur pense immédiatement à la piste évidente du dialogue philosophique : de fait, la conversation tourne en partie autour de réflexions sur l’essence, l’instinct animal, la querelle des Universaux, etc. Mais en ouvrant le livre, on comprend qu’il n’y a presque aucun dialogue : il s’agit d’un texte à la construction complexe, qui se tisse de souvenirs, de pensées intérieures, de malentendus, et cela sur plusieurs plans de narration : la promenade, l’anniversaire et ses différentes versions, le passé et l’avenir des personnages. En réalité on est très loin du dialogue philosophique. Comme dans Le Banquet, deux personnages s’entretiennent d’une réunion à laquelle ils n’ont pas assisté mais dont ils ont eu plusieurs versions, mais à la différence du Banquet, les deux personnages de Glosa semblent engouffrés dans de gros problèmes de communication : les malentendus sont très nombreux et se compliquent lorsque Tomatis vient se joindre à ses deux amis. En outre, Angel ne parle quasiment pas, et n’écoute pas toujours le Mathématicien. La piste du dialogue philosophique est donc également insatisfaisante. Et cela se confirme avec le poème mis en épigraphe : contrairement à ce que dit Platon, la géométrie chez Saer ne nous aide pas à acquérir une plus grande sagesse mais au contraire elle semble participer à un délire interprétatif. Il semble donc que les pistes archi-textuelles (roman/ poésie/ comedia/ commentaire/ dialogue philosophique) soient brouillées intentionnellement, ce qui nous a amené à parler d’imposture. Mais ce « roman » propose une réflexion constante autour du langage. L’imposture de ce texte qui se présente sous différentes formes et finit par adopter l’allure d’un roman hybride est génératrice d’une réflexion méta-littéraire. Cette praxis poétique est soutenue par la vision théorique de Saer sur le « roman » au XXème siècle. 4 Ibid., p. 215. 2 La représentation problématique d’un réel fragmentaire En effet, la forme du roman traditionnel est celle du XIXème siècle, avec laquelle ont rompu de nombreux écrivains du XXème siècle car elle ne correspondait plus à la représentation que les hommes se faisaient du réel, et notamment du temps. Ecrire un texte qui propose de multiples pistes et les remet en cause tout à la fois n’est donc pas anodin : il s’agit de représenter un réel fragmentaire, dont l’unité est constamment remise en cause, tout en s’inscrivant dans une réflexion méta-narrative sur le pouvoir du langage à embrasser ce réel multiple, chaotique et donc difficilement représentable. Mais revenons d’abord à la vision du réel chez Saer : le réel y est fragmenté, atomisé, donnant l’impression que le sens, la cohérence, l’unité ne sont plus possibles dans notre monde. Il n’est d’ailleurs pas innocent qu’un des personnages soit surnommé « le Mathématicien » et qu’il fasse régulièrement allusion au paradoxe EPR et aux partisans de l’Interprétation de Copenhague, c’est-à-dire aux débats qui ont trait à la physique quantique. Cette fragmentation du réel est visible à divers niveaux, que nous allons développer. La conscience de la mort, qui apparaît dès l’épigraphe et inaugure ainsi le roman, semble empêcher les hommes d’avoir une vision cohérente du réel. En uno que se moría mi propia muerte no vi, pero en fiebre y geometría se me fue pasando el día y ahora uploads/Litterature/ penelope-laurent-glosa-ou-l-x27-art-de-l-x27-imposture-pdf 2 .pdf

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