Michel Tardieu Pléthon lecteur des oracles In: Mètis. Anthropologie des mondes
Michel Tardieu Pléthon lecteur des oracles In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 2, n°1, 1987. pp. 141-164. Citer ce document / Cite this document : Tardieu Michel. Pléthon lecteur des oracles. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 2, n°1, 1987. pp. 141- 164. doi : 10.3406/metis.1987.887 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1987_num_2_1_887 PLÉTHON LECTEUR DES ORACLES Premier penseur du néo-hellénisme politique et idéologique, ou dernière lueur dans l'arrière-saison de la philosophie grecque, Pléthon reste à bien des titres, aujourd'hui encore, une figure énigmatique. L'influence immense qu'il exerça en Grèce même et en Europe est loin d'être connue. La découverte dans la bibliothèque de Topkapi (Istanbul) d'un manuscrit arabe contenant une anthologie de Pléthon montre que la figure de l'oppo sant et du réformateur byzantin ne laissa pas d'intriguer aussi ceux qui venaient de mettre fin à Byzance. Suscitée par la découverte de ce manusc rit, la présente étude vise à mettre en lumière un aspect méconnu de l'his toire de la personnalité et de l'œuvre de Pléthon. Bien des zones d'ombre subsistent dans la formation et l'évolution intel lectuelle de Pléthon. Le rôle décisif joué par Elisha dans la jeunesse de Pléthon ne peut être mis en doute . Nous verrons que c'est par ce savant juif vivant en milieu musulman, et adepte de la falsafa, que Pléthon prit goût aux doctrines «zoroastriennes», c'est-à-dire aux Oracles chaldaïques, sur lesquels il écrivit un commentaire destiné, selon nous, à rectifier celui de Psellus (I). Cette pièce, restée ignorée dans la recherche actuelle sur les Oracles, avait été l'objet d'un travail effectué sous la direction de J. Bidez par S. Zerck-Nové en 1925-27. Demeuré inédit, ce travail a pu être retrouvé et replacé dans le contexte des études sur les Oracles, de Wilhelm Kroll à Hans Lewy (II). Enfin, une confrontation systématique des com mentaires sur les Oracles, écrits par Psellus «l'orthodoxe» et Pléthon «le païen», aura pour but de montrer que les éditeurs modernes et contempor ains des Oracles chaldaïques ont eu tort de négliger totalement le second (III). 142 MICHEL TARDIEU I Georges Gémiste Pléthon est né vers 1360 à Constantinople dans une famille de hauts fonctionnaires de la curie patriarcale1. Le lieu de nais sance est confirmé par son disciple Bessarion, natif de Trébizonde (ca. 1395), qui lui applique l'épithète d'origine de «Constantinopolitanus»2. Pour occuper son poste, le père de Pléthon avait dû recevoir les ordres, probablement le diaconat3. Les sources sont muettes sur la jeunesse et la formation de Pléthon. Le seul événement connu intervenant à l'aube de sa vie d'adulte est la rencont re d'Elisha. Ce qu'Ammonius Saccas avait été pour Plotin, Elisha le fut pour Pléthon: aux mêmes âges, pour les mêmes raisons, par le même choix. L'intellectuel chrétien, parfait produit de la dernière culture byzant ine, trouva un révélateur et un maître dans la personne d'un intellectuel juif vivant en milieu musulman. L'unique témoignage sur les relations entre Elisha et Pléthon est fourni par deux pages de Georges Scholarios. Dans la Lettre à la princesse du Péloponnèse, il déclare tenir «avec précision de nombreuses personnes qui ont bien connu Pléthon dans sa jeunesse» les renseignements suivants: «La consommation de son apostasie se fit en lui sous l'influence d'un juif qu'il fréquenta pour sa compétence dans l'interprétation des œuvres d'Aristote. Ce juif était attaché à Averroès et aux autres commentateurs persans et arabes d'Aristote que les juifs ont traduits dans leur propre lan gue. Quant à Moïse et à ce que les juifs croient et pratiquent par son inte rmédiaire, il ne s'en préoccupait aucunement. C'est cet homme qui lui exposa les doctrines concernant Zoroastre et les autres. Par cet homme, juif en apparence, mais à proprement parler païen (ελληνιστής)4, que non seulement il fréquenta longtemps comme son maître (διδάσκαλος), mais qu'il servit au besoin et qui lui donna subsistance, car il était parmi les per sonnages les plus puissants à là cour de ces barbares, il s'appelait Elissaios, par cet homme donc il acheva de devenir tel qu'il fut. Dans la suite il essaya 1 . Cf. Fr. Masai, Pléthon et le platonisme de Mistra, Paris, 1956, pp. 52-55. 2. Bessarion, De natura et arte, pp. 92-93; passage étudié par Fr. Masai, op. cit. , p. 55, n. 1. 3. G. Scholarios déclare, en effet, dans la Lettre à la princesse du Péloponnèse, que Pléthon est «ευσεβών mi Ιερών πατέρων και σοφών γεγονώς», cf. Œuvres complètes, t. 4, Paris, 1935, p. 155, 2. Masai fait référence à ce texte, op. cit., p. 53, n. 6. 4. Poncif qui passa dans la polémique musulmane, cf. J. Nicolet et M. Tardieu, dans Journal Asiatique, 268, 1980, p. 40 et n. 7. PLÉTHON LECTEUR DES ORACLES 143 de dissimuler, mais il ne le put, et comme il allait jusqu'à répandre ses idées parmi ses disciples, il fut éloigné de la ville par le très pieux empereur d'alors, Manuel, et par l'Église. Sur un point cependant ils ne furent pas bien inspirés, ils ne le dénoncèrent pas avec vigueur et le ménagèrent au lieu de le chasser honteusement vers la terre barbare ou d'empêcher de quelque autre manière le tort qu'il allait faire. Telles sont, en raccourci, les causes de son erreur5». Dans la Lettre à l'exarque Joseph, Scholarios lance également une invective contre Pléthon en ces termes: «Tu ne connaissais pas Zoroastre auparavant, c'est Elissaios, apparem ment un juif, mais en réalité un polythéiste (πολύθεος), qui te l'a fait connaître. Fuyant la patrie pour recevoir son bel enseignement, tu vécus à la table de cet homme, très influent alors à la cour des barbares; c'est parce qu'il était tel, qu'il trouva la mort par le feu, comme sans doute aussi votre Zoroastre6». Même si on ne peut prendre pour argent comptant tout ce que raconte Scholarios dans ces deux extraits défigurés par la polémique, ceux-ci méri tent néanmoins attention. 5. G. Scholarios, Επιστολή τη βασιλίσση περί του βιβλίου του Γεμιστού, dans Œuvres complètes, t. 4, Paris, 1935, pp. 152, 37-153, 16 (edd. L. Petit -X. A. Siâéritès- M. Jugie): «Το δέ κεφάλαιον αύτω της αποστασίας 'Ιουδαίος τις ύστερον ένειργάσατο, φ έφοίτησεν ώς είδότι τα 'Αριστοτέλους έξηγεΐσθαι καλώς. Ό δέ ήν Άβερόη προσε- σχηκώς και τοις άλλοις εκ Περσών και 'Αράβων έξηγηταϊς των 'Αριστοτελικών βίβλων, ας 'Ιουδαίοι προς τήν οίκείαν γλώτταν μετήγαγον, Μ ωσέως δέ καί ών 'Ιουδαίοι πιστεύουσιν ή θρησκεύουσι δι' αυτόν ήκιστα ήν φροντΐζων. Εκείνος αύτω καί τα περί Ζωροάστρου καί των άλλων έξέθετο. Έκείνω δή τω φαινομένω μέν Ίουδαίω ελληνιστή δέ ακριβώς, ού μόνον ώς διδασκάλω πολύν συνών χρόνον, άλλα καίύπηρετώνέν οίς έδει καί ζωαρκούμενος ύπ' έκείνω- των γαρ τα μάλιστα δυναμένων ήν εν τη τών βαρβάρων τούτων αυλή· Έλισσαίος όνομα ή ν αύταν τοιούτος άπετελέσθη. Είτα πειρώμενος μέν λανθάνειν, άλλ' ουκ ήδύνατο, προαγόμενος τοις όμιληταΐς τας δόξας ένσπείρειν, ύπό του ευσεβέστατου βασιλέως τότε Μανουήλ καί τής 'Εκκλησίας άπεπέμφθη της πόλεως, τούτο μόνον ού καλώς βουλευσαμένων, ότι φεισάμενοι ούκ ένεδείξαντο τοις πολλοίς αυτόν, ούτε άτίμως ή' εις βάρβαρον απήλαυνον γήν, οΰτ' άλλον τινά τρόπον τήν μέλλουσαν άπ' αυτού βλάβην έκώλυσαν. Τοιαύτα μέν ώς εν βραχεί τα αϊτια τής πλάνης έκείνω». Pour la traduction, voir Masai, op. cit. , p. 58; reproduite ci-dessus avec quel ques corrections. 6. G. Scholarios, Περί τοΰ βιβλίου τοΰ Γεμιστού καί κατά τής Ελληνικής πολυθεΐας, dans Œuvres complètes, t. 4, p. 162, 8-12: «Τούτον έγνώρισέ σοι πρόσθεν ήγνοημένον ό τω δοκεΐν μέν 'Ιουδαίος, πολύθεος δέ Έλισσαίος· φ μέγα δυναμένω τότε παρά τή τών βαρβάρων αυλή παρεσιτοΰ τήν πατρίδα φυγών, ί'να τα καλά παρ' εκείνου μάθης διδάγματα· τοιούτος δέ ών, πυρί τήν τελευτήν εύρετο, καθά δήπου καί ό υμέτερος Ζωροάστρης». Pour la traduction, voir Fr. Masai, op. cit., p. 55. 144 MICHEL TARDIEU 1. Qu'un étudiant, une fois sa paideia achevée, se retrouve auprès d'un maître réputé, qui enseigne chez les «barbares», n'est pas surprenant dans la tradition des écoles de philosophie. Mais puisque Scholarios explique ce départ comme une «fuite», comme si Pléthon était coupable de quelque chose, il faut bien admettre que cette pratique était inconnue chez les Grecs de ce temps. La «cour des barbares» était à cette époque Andrino- ple, à deux jours de marche à l'ouest de Constantinople. Bien des juifs, venus d'Espagne, d'Italie, de Grèce, de Syrie et de Perse, avaient trouvé là un refuge auprès du Grand Turc. Dès l'époque de Mourad 1er (ob. 1389), ils occupent de hautes fonctions dans la magistrature et l'administration ottomanes. Qu'Elisha ait été, comme le dit Scholarios, «très influent à la cour», n'a donc rien d'étonnant. 2. Elisha n'était pas un rabbin, ni non plus un kabbaliste comme le pense Masai7, encore moins l'auteur-traducteur du Marciannus gr. 78. 7. Discutant lés positions de Fr. Taeschner parues dans Der Islam, 18, 1929, pp. 236- 240 («Georgios Gemistos Pléthon. Ein Beitrag zur Frage der Uebertragung vom islami- schen Geistesgut nach dem Abendlande») et dans les Byzantinisch-neugriechische Jahr- bucher, 8, 1929-1930, pp. 110-113 («Georgios Gemistos Pléthon. Ein Vermittler zwi- schen Morgenland und Abendland zu Beginn der Renaissance»), Fr. Masai (op. cit. , p. 57) fait remarquer «qu'il serait plus indiqué de se demander s'il (— uploads/Litterature/ plethon-lecteur-des-oracles.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
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