Théorie et pratique de la philologie Réflexions sur les interventions publiques

Théorie et pratique de la philologie Réflexions sur les interventions publiques de Peter Szondi Karl Grob p. 165-190 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL 1Si l’on avait demandé, il y a une dizaine d’années, à un étudiant en littérature allemande de l’université de Zurich ce qu’il savait de Szondi, il aurait peut-être pu citer la Théorie du drame moderne, mais c’est surtout pour sa position politique que l’auteur, dont la réputation était déjà internationale, lui aurait été connu. Szondi nous paraissait être un des rares professeurs à ne pas se dérober devant les questions soulevées à la fin des années soixante, et, qui plus est, à vouloir s’engager là où d’autres se contentaient d’interpréter. Il semblait prêt à contribuer personnellement aux changements qui s’annonçaient. Donner la raison précise de sa réputation serait difficile. Il s’agissait d’une fama : comme on sait, le mouvement anti-autoritaire avait aussi ses autorités. Szondi était important pour nous, mais il ne le devait pas, ou alors indirectement, à ses écrits, que peu d’entre nous avaient étudiés ; la rumeur qui circulait sur sa position à l’Université libre de Berlin comptait davantage ; elle affirmait qu’il était l’un des professeurs les plus progressistes dans son domaine. • 1 Peter Szondi, Über eine « Freie (d. h. freie) Universität ». Stellungnahmen eines Philologen, Frank (...) • 2 Edités en fin de volume, p. 1 53. 2Depuis 1973, cette rumeur peut être mise à l’épreuve. A cette date ont été publiées, sous le titre Sur une Université Libre (c ’est- à-dire vraiment libre)1, les interventions de Szondi ayant trait aux débats sur la politique universitaire à Berlin dans leur phase la plus critique, avec des commentaires qui donnent toutes les informations nécessaires. Si l’on lit ces textes dans l’espoir d’y découvrir, conformément à la rumeur, un enseignant prenant parti pour les étudiants, on sera déçu. Certes, ces textes exhalent un libéralisme peu commun. Szondi ne prend cependant jamais à son compte les objectifs généraux du mouvement étudiant dont la tendance peut – très grossièrement – être qualifiée de « socialiste radicale ». Tout au contraire : assez fréquentes sont les condamnations plus ou moins explicites des méthodes, mais aussi des objectifs, de la révolte ; témoin les quatre aphorismes, intitulés « Soupirs d’un professeur »2, dont l’un affirme : « L’intolérance peut elle aussi être répressive ». Ce renversement du mot de Marcuse sur la « tolérance répressive » montre que la raison des interventions de Szondi n’est pas à chercher dans un soutien paternel que le professeur apporterait à ses étudiants. Il ne s’agit pas non plus de savoir qui peut prétendre au titre d’héritier légitime de Szondi, en matière politique, selon la formule consacrée. L’irritation que ces textes – souvent fort courts, au demeurant – semblent susciter a précisément pour origine qu’ils ne reflètent, aux endroits décisifs, aucun comportement résolument politique. Nulle adoption préalable, comme chez Lukács, d’une position qu’on explicite selon les circonstances. Le refus d’ouvrir constamment son passeport sous le nez d’autrui – pour reprendre un mot d’Adorno – est en relation avec la position du philologue qu’est Szondi. 3Les deux interventions les plus importantes du point de vue de l’effet politique immédiat, le rapport d’expertise rédigé à l’occasion du procès Langhans / Teufel, où il s’agissait de savoir si trois manifestes de « Kommune I » contenaient une invitation à l’incendie, et la longue discussion du rapport rédigé par le Sénat de l’Université Libre de Berlin au sujet de l’« Université Critique » dont les étudiants avaient élaboré le plan, ont leur source, selon les propres déclarations de Szondi, dans son « éthos philologique ». 4Par « Université Critique », on entendait alors une sorte de programme visant à élargir ou même remplacer le cursus de l’enseignement supérieur tel qu’il existait. Il était question d’organiser des séminaires et de faire des exposés sur des thèmes partiellement ou entièrement négligés dans l’enseignement officiel. Les uns envisageaient une véritable contre-Université aux tâches politiques assez précisément déterminées, les autres un simple complément du cursus, une sorte d’enrichissement des programmes. A cela se mêlait la volonté de soumettre à une critique publique les cours et les exercices pratiqués dans l’Université dite « normale ». Ce dernier point a sans doute été cause du refus catégorique opposé par la majorité du corps enseignant. De fait, l’expérience quotidienne montre que, sauf dans de rares cas, l’agitation politique massive n’ébranle guère le corps professoral ; par contre, des critiques précises, qui touchent le détail de l’enseignement, ont la vertu de troubler la marche régulière des choses. Szondi lui-même semble n’avoir aucunement craint d’être soumis à une critique perpétuelle ; de fait, il s’est expressément rallié par voie d’affiche à sa propre « Université Critique ». Pastichant les Histoires de Monsieur Keuner de Brecht, il avait écrit, sous le titre Egoïsme : Le professeur S., interrogé sur ce qu’il pensait de l’« Université Critique », répondit : « Beaucoup de bien. Donc, je la fais moi-même. » (Extrait des Histoires du Professeur S.) Aucun autre texte du petit recueil ne pourrait mieux introduire à la singulière tension dialectique inhérente à la plupart des déclarations de Szondi sur la politique universitaire. L’Histoire du Professeur S. prend au sérieux l’exigence liée au projet de l’« Université Critique », et c’est ainsi qu’elle rend possible la critique du projet lui-même. Si le projet d’une contre-Université était maintenu, il n’y aurait plus de place à l’Université Libre pour un professeur, un ordinarius. Mais Szondi, en prenant sur lui de faire lui-même l’« Université Critique », démontre implicitement qu’une sécession institutionnelle implique nécessairement la reconstitution des positions critiquées dans le projet. Le fondement demeure donc pour Szondi l’unité de la science, ou mieux de la ratio. On doit prendre au sérieux l’objet critiqué, c’est-à-dire qu’on doit le rencontrer sur son propre terrain. Il n’est pas seulement absurde, mais il est étroit – et l’étroitesse était violemment combattue par les étudiants – de vouloir simplement ouvrir de l’autre côté de la rue une boutique qui vend la même marchandise sous un autre nom. Une critique, légitime en soi, dégénère finalement en un duel de hauts parleurs. L’Histoire du Professeur S. prétend implicitement mieux comprendre le projet d’une Université Critique que ses promoteurs. Mon propos est de savoir si, dans le domaine de la discussion politique, il peut y avoir une meilleure compréhension de l’adversaire que celle qu’il a de lui-même, si donc la compréhension implique déjà la critique, ou si au contraire la compréhension ne peut être critique que si elle repose sur une théorie préalable, en l’absence de laquelle elle serait pour toujours condamnée au conservatisme. Szondi n’a pas exposé dans le détail sa position dans ce débat, mais il me semble qu’il se réclame de l’herméneutique et de sa prétention à l’universalité. C’est la thèse que défend clairement la dernière phrase de son essai en français intitulé « L’herméneutique de Schleiermacher aujourd’hui » : « L’herméneutique, prise dans ce sens (à savoir celui de Schleiermacher), est un instrument de la critique ». Ce n’est pas que, pour critiquer, il faille avoir compris, mais, bien plutôt, que la critique procède de la compréhension. 5Les deux interventions publiques les plus élaborées, dans la mesure où elles s’enracinent dans l’« éthos philologique », doivent montrer quel rôle Szondi assigne à la philologie, quand elle examine des textes manifestement politiques. J’examine d’abord le rapport d’expertise du procès Teufel / Langhans. Il y est question du sens à donner aux manifestes du groupe « Kommune I », dont le ministère public, à la suite d’une plainte privée, avait estimé qu’ils contenaient une incitation à l’incendie. Le procès éveilla alors un intérêt remarquable ; c’était l’une des tentatives les plus importantes de l’Etat pour faire tomber le mouvement étudiant sous le coup d’une juridiction criminelle. En particulier, la comparution de Fritz Teufel devant le tribunal est entrée dans l’histoire de la justice allemande. Szondi n’en dit naturellement rien, car son argumentation était antérieure. Plus étonnant est le fait qu’il ne s’intéresse pas aux interprétations qui allaient être données du soutien qu’il apportait à des étudiants particulièrement exposés. Il écrit simplement : Bien que j’aie moi-même considéré à première lecture le texte des manifestes comme criminel, et que je n’eusse rien objecté à une condamnation pour scandale par exemple, j’ai été effrayé par l’acte d’accusation du procureur, qui reposait entièrement sur une erreur d’interprétation. Quand j’ai appris (l’information devait d’ailleurs se révéler fausse) que le minimum de la peine était de plusieurs années de réclusion, j’estimais de mon devoir de philologue de démontrer l’erreur du procureur. Les accusés furent acquittés en 1968. Quand on parle, comme on l’a fait ces derniers temps, à la suite des incendies criminels survenus à Francfort et ailleurs, des rapports rédigés par des « professeurs crédules », on ne voit pas, la plupart du temps, que mon texte du moins ne traitait ni des plans des « Communards » ni des conséquences possibles de leurs manifestes. Je cherchais uniquement à préciser ce qui avait été dit et où uploads/Litterature/ theorie-et-pratique-de-la-philologie-05.pdf

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