1 BARBEY D’AUREVILLY AVEC LACAN DON JUAN, PREDATION OU COMPTAGE ? HERVE CASTANE
1 BARBEY D’AUREVILLY AVEC LACAN DON JUAN, PREDATION OU COMPTAGE ? HERVE CASTANET * Parler, dans la littérature et les arts, des dispositifs de chasse et de conquêtes amoureuses où justement chaque femme fait cible et devient proie, amène immanquablement au personnage de Don Juan. N’est-il pas le paradigme du chasseur, sûr de lui jusqu’à la caricature, qui vire au prédateur imposant sa violence aux femmes ? Le nom même de Don Juan devient aujourd’hui la virilité politique en acte qui découvre la forme d’un pouvoir qui systématiquement assujettit, contraint, dégrade le corps sexué des femmes. Il y a désormais une interprétation biopolitique1 de Don Juan. Les études féministes voire queer, si actives de ce côté-ci de l’Atlantique, ont leur mot à dire et ne s’en privent pas. Ce qui oriente l’intervention qui va suivre est une remarque, fort judicieuse, de l’argument de ce colloque : « En effet, nombreux sont les scénarios de chasse où la cible s’avère tout autre que ce que l’on croyait tout d’abord viser au travers de la proie. » Nous ne contesterons pas les remarques sur Don Juan qui légitiment les recherches connues – ni l’interprétation politique des féministes et des queer qui y lisent un rapport de pouvoir avec ses ramifications culturelles et sociétales. Nous déplacerons le curseur. Et si nous lisions autrement le mythe de Don Juan et que, loin de le limiter à la prédation, nous en faisions une façon de compter, de comptabiliser ce qui relève de l’illimité ? Si nous en faisions une tentative, certes désespérée et qui, in fine, échoue, de s’affronter à l’illimité qui est un des noms de la féminité par le moyen du comptage, au un par un ? Tentons la démonstration. Garderons-nous le terme d’imaginaire, ou d’imaginarisation, pour cette démonstration ? Non. S’orienter de la psychanalyse selon Lacan nécessite un double mouvement. 1 – La structure relève de l’ordre symbolique et l’imaginaire, rapporté à ce dernier, se découvre pour ce qu’il est : une psychologie du moi construit au miroir du narcissisme, soit une instance de méconnaissance. En parcourir les arcanes est vain, s’appuyer sur lui fait impasse pour les cures. Tel est le premier Lacan. 2 – Si tout est structure, tout n’est pas signifiant. Une clinique orientée par le réel change la donne du tout symbolique. Le symbolique est menteur par définition et le délire est généralisé. Tel est le second Lacan où le réel surmonte le symbolique. Le pas-tout y est * HERVÉ CASTANET, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, EST PSYCHANALYSTE À MARSEILLE. 1 Laurent, Éric, L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Navarin/Champ freudien, 2016. 2 convoqué et le Père-du-nom est pluralisé. La parole ne sert plus à communiquer mais impacte le corps vivant qui, de ce fait, devient corps parlant. Jacques Lacan, dans son Séminaire oral (tenu de 1952 à 1980), fait référence au personnage de Don Juan à plusieurs reprises : les 3 juillet 1957, 4 décembre 1957, 20 mars 1963, 27 mars 1963, 17 février 1971 et 21 novembre 1972. Il cite explicitement Barbey d’Aurevilly le 12 avril 1967 à propos des « prêtres démoniaques qu’il excellait à feindre2 ». Rien dans les Écrits et dans les Autres écrits – ni sur Don Juan, ni sur Barbey. Au début de son article « Kant avec Sade », daté de septembre 1962, Lacan constatera « la montée insinuante à travers le XIXe siècle du thème du “bonheur dans le mal”3 » dans lequel, sans contestation possible, Barbey et ses Diaboliques s’inscrivent. Quelle est la thèse princeps de Lacan sur Don Juan ? Le personnage Don Juan est un « rêve féminin4 », un « fantasme féminin5 », une « pure image féminine6 ». Ces expressions datent de 1963 et sont extraites du séminaire L’angoisse. La thèse est reprise, telle quelle, en 1971, dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant : « c’est un rêve de femme, et c’est le rêve d’où est sorti Don Juan7 » – c’est une « élucubration féminine8 ». Et, à nouveau, dans le séminaire Encore, en 1972, où l’on trouve la formulation : Don Juan est un « mythe féminin9 » – « Voilà ce qu’est l’autre sexe, le sexe masculin, pour les femmes. En cela l’image de Don Juan est capitale 10. » Reste à dire pourquoi et donc à reprendre la démonstration de la thèse. Je partirai de la dernière référence, celle de 1972, qui permet de réordonner les précédentes. Dire femme, féminité, féminin, nécessite, à l’intérieur du champ analytique selon Lacan, de sortir et de l’évidence anatomique justifiée par la loi naturelle que ponctue la Genèse : Et dieu les créa homme et femme et des définitions socio-historiques des rôles et des comportements imposés par les mentalités11 – et même des apports des Gender studies qui construisent hommes et femmes comme des rapports de pouvoir où priment un maître et une dominée, un vainqueur et une vaincue. 2 Lacan, Jacques, “Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme”, inédit. 3 Lacan, Jacques, “Kant avec Sade”, Écrits, Seuil, 1966, p. 765. 4 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, 2004, p. 224 5 Ibid., p. 233. 6 Ibid., p. 224. 7 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2006, p. 74. 8 Ibid., p. 74-75. 9 Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 15. 10 Ibid. 11 Si bien décrites par l’École historique dite des Annales. 3 Par contre, Lacan, pour sortir la psychanalyse des compromissions et impasses où les postfreudiens la conduisaient, ne cesse de revenir à la féminité comme « dark continent12 » selon l’expression de Freud, datée de 1926, dans La question de l’analyse profane – à la féminité comme « énigme », mot de Freud encore, daté de 1933 dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse13. C’est-à-dire que la féminité ne se laisse pas saisir, dans l’inconscient structuré comme un langage, par un signifiant qui la nommerait et lui donnerait, en retour, une définition qui la rendrait une, identique à elle-même. En termes freudiens : il n’y a qu’une seule libido dans l’inconscient et elle est masculine – le primat du phallus est pour les deux sexes14. En termes lacaniens : La femme n’existe pas et là où chacun croit la saisir, il tombe sur une absence, une opacité ou mieux sur un trou dans les réseaux signifiants. L’inconscient forclôt le signifiant de La femme. Dans la rencontre, une femme est du côté de l’Autre et non du côté de l’Un. L’ensemble, au sens mathématique du terme, qui rassemblerait les femmes comme constituant un ensemble fermé et où l’universelle affirmative : Pour toute femme, trouverait ses droits, ne peut être construit. La féminité relève de l’illimité alors que l’ensemble fermé, lui, est, par définition, limité fondant la possibilité du comptage. « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots, et il faut bien dire que s’il y a quelque chose dont elles-mêmes se plaignent assez pour l’instant, c’est bien de ça […]15 » C’est-à-dire que, « par rapport à ce qui peut se dire de l’inconscient, radicalement Autre, la femme est ce qui a rapport à cet Autre. […] La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre16 ». La féminité n’est pas transparente aux femmes – ce n’est pas un savoir celé auquel elles auraient accès. La célèbre remarque de Hegel est ici parfaitement applicable : les secrets des Égyptiens sont des secrets pour les Égyptiens eux-mêmes17. 12 Freud, Sigmund, La question de l’analyse profane, folio/essais, n° 318, Gallimard, 2009, p. 75 : “De la vie sexuelle de la petite fille, nous en savons moins que de celle du garçon. Nous n’avons pas à avoir honte de cette différence ; la vie sexuelle de la femme adulte est bien encore […] un dark continent.” 13 Freud, Sigmund, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, folio/essais, n° 126, Gallimard, 2009, p. 151. 14 Voir, par exemple, Freud, Sigmund, “L’organisation génitale infantile” (1923), La vie sexuelle, Presses universitaires de France, 2009 : “Le caractère principal de cette organisation génitale infantile est en même temps ce qui la différencie de l’organisation génitale définitive de l’adulte. Il réside en ceci que, pour les deux sexes, un seul organe génital, l’organe mâle, joue un rôle. Il n’existe pas un primat génital, mais un primat du phallus.” Freud ajoute : “Malheureusement, nous ne pouvons décrire cet état de choses que chez l’enfant mâle ; la connaissance des processus correspondants chez la petite fille nous fait défaut.” 15 Ibid., p. 68. 16 Ibid., p. 75. 17 Dans ses Leçons sur l’Esthétique (1835). 4 Le La de La femme ne peut être écrit – il est hors savoir, soit hors symbolique. En cela, « la femme est beaucoup plus réelle et beaucoup plus vraie que l’homme18 », ira jusqu’à affirmer Lacan qui inventera le mot de pas-toute uploads/Litterature/ pr-herve-castanet-barbey-don-juan-universite-uqam-montreal-mai-2016.pdf
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- Publié le Mai 24, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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