PRÉFACE En mars 2008, à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissa

PRÉFACE En mars 2008, à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de René Daumal, Martine Lusardy nous a ouvert les portes de la Halle Saint Pierre de Paris pendant deux semaines. Lors du colloque international que nous avons organisé pour cet événement, en collaboration avec Jean-Philippe de Tonnac, et auquel participaient des personnalités passionnées par la vie et l’œuvre de Daumal, nous avons constaté avec intérêt qu’il restait, malgré les nombreux textes qui lui étaient consacrés (articles, livres, thèses de doctorat), une question non-élucidée : la relation de René Daumal avec l’Enseignement de Gurdjieff. C’est donc cet aspect méconnu que souhaitent explorer et éclairer les chercheurs qui ont travaillé à l’élaboration du présent ouvrage. Le point de départ de ce travail s’est produit juste à la fin de notre rédaction du livre consacré au centenaire de Daumal1, quand Christian Le Mellec a découvert, un peu par hasard, l’existence d’un fabuleux Fonds Daumal, encore non-répertorié, à la Bibliothèque Jacques Doucet de Paris. Ce Fonds Daumal est constitué par les archives déposées par la veuve de René – Vera Daumal Page (1896-1962)2. Le travail de recherche sur ces précieux documents nous a permis d’élucider la relation de René Daumal avec l’Enseignement de Gurdjieff sur trois niveaux essentiels qui étaient comparables à de véritables « trous noirs d’information»3, non-explorables et non-explorés : - Le premier est l’absence de témoignages directs de René Daumal sur sa pratique de l’Enseignement. Daumal s’en est certes exprimé, mais il l’a fait par le biais de quelques 1 Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac (Éd.), René Daumal, le perpétuel incandescent, Bois d’Orion, 2008. 2 Vera Daumal a épousé en 1954 le grand architecte paysagiste et concepteur de jardins Russell Page (1906 -1985). 3 En astrophysique, un « trou noir » est un objet céleste de grande densité. L'intensité de son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper. De tels objets ne peuvent ni émettre, ni réfléchir la lumière et sont donc « noirs », invisibles. 1 allusions dans ses lettres ou dans ses textes littéraires. Son chef d’œuvre Le Mont Analogue en est d’ailleurs un témoignage indirect. Dans le Fonds Daumal de la Bibliothèque Doucet nous avons trouvé deux carnets contenant les réflexions de René Daumal en 1942 et 1943 sur l’Enseignement de Gurdjieff. Il ne s’agit pas de considérations sur les idées de l’Enseignement mais de notes fulgurantes sur sa propre expérience d’évolution spirituelle. Nous publions une partie de ces notes. Ces brèves notes sont par elles-mêmes plus éloquentes sur l’Enseignement de Gurdjieff que des dizaines de livres théoriques (il y a quelques centaines de livres, surtout en langue anglaise consacrés à cet Enseignement de Gurdjieff). Ces notes nous révèlent que ce qu’il avait aussi cherché ailleurs, dans la spiritualité hindoue par exemple, il pouvait pleinement l’expérimenter, en toute lucidité et avec esprit critique, à partir de son engagement dans l’Enseignement de Gurdjieff. À travers celui-ci, il avait enfin trouvé une réelle possibilité de pratiquer cette « métaphysique expérimentale » à laquelle il avait toujours aspiré. - Le deuxième « trou noir d’information » concerne la relation de René Daumal avec celui qui l’a initié à l’Enseignement de Gurdjieff, Alexandre de Salzmann (1874-1934). Peintre très connu à Munich au début du XXe siècle et décorateur et metteur en scène célèbre à l’Institut Jaques Dalcroze de Hellerau avant la première guerre mondiale, il est presque complètement oublié après sa mort (à part quelques spécialistes dans le domaine du théâtre). C’est en 1930, après avoir rencontré René Daumal, qu’Alexandre de Salzmann forme le premier groupe Gurdjieff en France4. René et Vera Daumal, ainsi que Philippe Lavastine, en faisaient partie. Les réunions avaient lieu le soir dans des cafés du Quartier Latin et se prolongeaient jusqu’à l’aube. L’enseignement d’Alexandre de Salzmann était exclusivement oral. Les seules allusions à ce qu’il enseignait se trouvent jusqu’à présent dans la correspondance de René Daumal. Nous publions dans ce livre un ensemble exceptionnel de 25 lettres d’Alexandre de Salzmann, écrites pendant la dernière année de sa vie. Ces lettres sont un véritable trésor pour la compréhension de la relation entre les deux hommes. Loin de tout langage de maître à son disciple, Alexandre s'adresse à René comme à un pair, d'artiste à artiste. Nulle part il n'est question du "travail" et pourtant le travail est partout présent : Alexandre de Salzmann enseignait par l'exemple. Sa présence, même lointaine, enseigne. 4 Exactement à la même période, deux autres groupes ont été fondés : un par Jane Heap (1883 – 1964) et l’autre par Gurdjieff lui-même (« La Cordée »), mais ils étaient constituées par des américaines de passage à Paris. L’actrice Georgette Leblanc (1869-1941) était la seule française, membre du groupe « La Cordée ». 2 Dans la préparation de ce livre nous sommes allés, avec émerveillement, de découverte en découverte, par notre accès à des archives privées du Venezuela, du Pérou et de Paris. Ainsi, nous pouvons publier ici quelques documents d’une grande importance concernant certains faits évoqués par Alexandre de Salzmann dans ses lettres à René Daumal : le manuscrit de la traduction par Alexandre de Salzmann, du persan en français, de quelques quatrains d'Omar Khayyâm ; le manuscrit de René Daumal concernant sa révision de cette traduction ; l’alphabet inventé par Alexandre de Salzmann ; le manuscrit d’Alexandre de Salzmann du « Théâtre chinois ». Se sachant condamné par la tuberculose, Alexandre de Salzmann rassure René Daumal que son enseignement pourra être continué par son épouse, Jeanne de Salzmann (1889-1990). - Le troisième « trou noir d’information » concerne le contenu de l’enseignement de Jeanne de Salzmann dans son groupe de Sèvres, dont le noyau de départ était constitué précisément par les élèves de son époux. René Daumal apprend de Jeanne de Salzmann les danses sacrées de Gurdjieff – les « mouvements », aspect absent dans l’enseignement d’Alexandre de Salzmann. Les aspects théoriques de l’Enseignement de Gurdjieff sont également exposés dans son groupe d’une manière structurée grâce à l’étude du manuscrit du livre Fragments d’un enseignement inconnu de P. D. Ouspensky (1878-1947). Jeanne de Salzmann était en possession de quelques parties de ce manuscrit. En fait, le manuscrit d’Ouspensky était fini vers 1935, mais il n’a été publié qu’en 19495, deux ans après la mort de l’auteur. Dans le Fonds Daumal de la Bibliothèque Jacques Doucet il existe un carnet rose, portant sur la couverture le symbole de l’ennéagramme6. Ce carnet contient les notes très minutieuses de Daumal sur les différents aspects de la cosmologie de Gurdjieff, tels qu’ils étaient exposés par Ouspensky. Nous publions dans ce livre un document exceptionnel prouvant l’ampleur et l’intensité de l’implication de René Daumal dans la pratique de l’Enseignement de Gurdjieff : un ensemble de 18 lettres de l’été 1943, écrites un an avant la mort de René Daumal. Les 8 lettres, adressées par Jeanne de Salzmann à René Daumal sont inédites et proviennent du Fonds Daumal de la Bibliothèque Doucet. Les autres 10 lettres, adressées par René Daumal à 5 P. D. Ouspensky, In Search of the Miraculous - Fragments of an Unknown Teaching. Harcourt and Brace, New York, 1949 ; Routledge, London, 1949 ; Fragments d’un enseignement inconnu, Stock, Paris, 1949, traduction de l’anglais par Philippe Lavastine. 6 Symbole central de l’Enseignement de Gurdjieff. 3 Jeanne de Salzmann dans la même période, ont déjà été publiées dans le livre du centenaire de la naissance de René Daumal7. Nous nous trouvons ainsi dans la situation relativement rare dans l’édition des correspondances de pouvoir disposer et de la lettre de l’expéditeur et de la réponse du destinataire. La tonalité des lettres adressées par Jeanne de Salzmann est celle d’un guide spirituel, qui dirige avec un extrême soin les pas de son élève. En même temps, Jeanne de Salzmann demande à Daumal d’accorder la priorité à sa santé et aide le couple René-Vera, autant qu’elle le peut, pour faire face aux difficultés sur le plan matériel. Autorité incontestée dans la voie de Gurdjieff sur le plan mondial et reconnue comme continuatrice de l’œuvre de Gurdjieff, Jeanne de Salzmann était d’une grande discrétion sur le plan public. Son seul livre n’a été publié qu’après sa mort, en langue anglaise8. René Daumal eut aussi un contact direct avec Gurdjieff (1877-1949). Après sa première rencontre avec Gurdjieff, en 19329, au Café de la Paix (où il a été emmené par Alexandre de Salzmann) il a participé, après 1938, autant que son état le permettait, aux séances du groupe qui avaient lieu dans l’appartement de Gurdjieff. Quand il était absent, Gurdjieff s’inquiétait de son état de santé et demandait à Jeanne de Salzmann ou à Vera Daumal de lui transmettre des exercices conçus spécialement pour lui10. Gurdjieff avait beaucoup d’estime pour René Daumal et, en signe d’hommage, il est venu se recueillir sur la dépouille du poète11. 7 Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac, op. cit., p. 233-260. 8 Jeanne de Salzmann, The Reality of Being – The Fourth Way of Gurdjieff, Shambala, Boston and London, 2010. 9 René Daumal, « Première uploads/Litterature/ preface-daumal-nicolescu.pdf

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