MISCELLANEA 1 Sur L’iDee De “ DemOcrATiSATiOn ” , “ LeS mAThemATiqueS mODerneS

MISCELLANEA 1 Sur L’iDee De “ DemOcrATiSATiOn ” , “ LeS mAThemATiqueS mODerneS ” eT Leur enSeignemenT anne-Marie MarMiEr irem de Lille reperes - irem. N° 99 - avril 2015 temps, et comment les « mathématiques modernes » s’y sont-elles trouvées indirecte- ment mêlées ? Le système scolaire du temps des premiers Bourbakistes andré Weil entre à l’Ecole Normale Supé- rieure en 1922, henri Cartan fait de même l’année suivante ; brillants jeunes hommes, pro- duits d’une éducation élitiste masculine pui- sée dans leurs familles et au lycée. ils se retrouvent, quelques années plus tard, à l’uni- versité de Strasbourg chargés du cours de « Calcul différentiel et intégral », échangeant sur la meilleure exposition générale de la for- mule de Stokes. De là naîtra en 1934 le grou- pe Bourbaki, dont l’objectif de départ, vite oublié, était en quelque sorte pédagogique puisqu’il s’agissait d’écrire collectivement, avec quelques amis mathématiciens, un cours En France, dans la période de l’après-guer- re, on peut voir une première forme de l’idée de « démocratisation » dans l’unification du sys- tème scolaire et l’ouverture de l’éducation sco- laire au plus grand nombre, réalisée entre la fin de la Première Guerre mondiale et 1975. Quelles ont été les forces agissantes et quelles places y ont tenu, les impératifs économiques du capi- talisme, les sciences humaines, les mathéma- tiques - dans leur exercice et leur production (à travers les mathématiciens bourbakistes), dans leur transmission (à travers les ensei- gnants et leur association professionnelle l’aPM 2), dans toutes leurs représentations sociales, soumises aux pressions socio-écono- miques et politiques ? Quelles formes l’idée de « démocratisation » a-t-elle prise au cours du 65 Ce texte reprend et prolonge certains points du texte collectif : arnaud CarSaLaDE, François GoiChoT, anne-Marie MarMiEr, « architecture d’une réfor- me : les mathématiques modernes », dans Evelyne barbiN, Marc MoYoN (coord.), Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire. Entre recherche, enseignement et culture, PUL, Limoges, 2013, p. 229-244. 1 article reproduit avec autorisation du Centro Pristem, de Lettera Matematica, n° 49, p. 41-49, 2014, Springer. 2 Devenue aPMEP, association des professeurs de mathé- matiques de l’enseignement public reperes - irem. N° 99 - avril 2015 66 … “Les mAThemATiques mODerNes” eT Leur eNseigNemeNT d’analyse du niveau de la licence remplaçant le cours de Goursat, classique à l’époque, et qu’ils jugeaient inadéquat 3. a cette époque, quelle est la situation de l’enseignement en France ? Si au cours du XiXe siècle différents mesures sont prises pour assurer l’égalité d’accès et généraliser l’ins- truction primaire, il s’agit de donner à tous les hommes l’instruction qui permet l’exercice de la citoyenneté, aux femmes les moyens suffi- sants pour tenir leur maison et élever leurs enfants, mais il ne s’agit pas de redistribuer les positions sociales : à chaque classe sociale, son école, un cursus scolaire et un enseignement adapté. Deux ordres d’enseignement coexis- tent, primaire et secondaire, bien distincts, rele- vant d’administrations différentes, dans des établissements différents et avec des corps d’enseignants distincts. Jusqu’aux années 1930, le secondaire reste payant. Le passage du pri- maire au secondaire, même en cas de réussite est très rare, il n’est aménagé ni en terme d’âge, ni en terme de programme. ainsi pour les jeunes nés à la fin de la pre- mière guerre mondiale, trois cursus scolaires sont possibles4 : pour 80% d’entre eux la scolarisation obligatoire à l’école primaire débouche sur des emplois d’exécution — pour 14%, les meilleurs de l’école primaire, la prolongation du pri- maire est possible, en vue d’obtenir une quali- fication supplémentaire, via les Ecoles pri- maires supérieures et les Cours complémentaires, ou bien les écoles professionnelles (les écoles pratiques du commerce et de l’industrie) ; dans cette extension du primaire sont formés les ins- tituteurs ou institutrices, l’élite ouvrière et tous ceux qui ont une fonction d’encadrement du tra- vail de production — les 6% restants fré- quentent le lycée, dès ses « petites classes » qui assurent l’enseignement primaire, puis jusqu’au bac. Ceux qui vont au bout du cursus forme- ront l’élite restreinte occupant les postes de responsabilité dans le monde politique, éco- nomique ou culturel. (En 1936, seulement 2,7% d’une classe d’âge obtiennent le baccalauréat). Quant à l’enseignement secondaire pour les filles créé en 1880 par la loi Camille Sée, il est strictement distinct de celui des garçons, son objectif ne vise pas à l’exercice d’une profession mais à les perfectionner dans leur rôle traditionnel de mère, et il ne s’intégrera dans le plan global d’éducation qu’en 1924, quand l’homogénéisation des programmes sera réalisée, donnant aux filles (avec notamment l’apprentissage possible du latin) l’accès à l’université. Le « tableau récapitulatif des nomencla- tures » ci-contre 5, dresse les transformations de ce système cloisonné qui ne trouvera son unification qu’en 1975 avec la création du « collège unique » (réforme haby). Premiers ébranlements du système scolaire cloisonné – la « juste sélection » Les Compagnons de l’Université nouvelle a la fin de la Première Guerre mon- diale, en réaction à l’hécatombe qu’elle a produite chez les jeunes hommes, un groupe d’officiers, enseignants et ingénieurs se réunissent pour relancer l’activité du pays par un enseignement nouveau s’adres- sant à tous sans distinction des classes sociales, et ils développent leur pro- gramme, principes et propositions, dans 3 WEiL a., Souvenirs d’apprentissage, Springer Verlag, berlin, 1991, p. 104-109. 4 Jean-Pierre TErraiL, La scolarisation de la France, La Dispute, Paris, 1997, p.161. 5 Claude LELiEVrE, Histoire des institutions scolaires depuis 1789, Nathan, Paris, 2002, p. 189 reperes - irem. N° 99 - avril 2015 67 … “Les mAThemATiques mODerNes” eT Leur eNseigNemeNT les deux tomes de L’Université nouvelle (parus respectivement en novembre 1918 et juillet 1919) 6. « La vraie démocratie, c’est la société qui a pour règle l’intérêt général, où les hommes ne vivent pas comme s’ils étaient de diverses origines, mais où chacun collabore, dans la mesure de ses forces et de ses aptitudes, à assurer les tâches communes, où la seule hiérarchie est celle du mérite et de l’utili- té», (tome 1 p. 21) L’idée de fraternisation sociale enveloppe leurs déclarations et l’unification du système qu’ils prônent répond à un idéal de justice sociale dans un cadre utilitaire et fonctionnel : il n’y a pas lieu de se priver des talents d’enfants qui seraient exclus systématiquement de certains métiers parce qu’ils sont issus de classes popu- laires. il s’agit d’élargir le recrutement social des élites, dans l’intérêt supérieur de la nation. Leur modèle d’école repose ainsi sur la méritocratie. « L’école unique résout simultanément deux questions : elle est l’enseignement démo- cratique et elle est la sélection par le méri- te », (tome1 p.26). rétrospectivement, on voit bien qu’ils ten- dent à corriger les effets des inégalités sociales, sans interroger plus avant les fondements éco- nomiques d’un système inégalitaire. 6 Voir l’exposé synthétique de Jean-Yves SEGUY dans la revue L’orientation scolaire et professionnelle, 36/3, 2007 reperes - irem. N° 99 - avril 2015 68 … “Les mAThemATiques mODerNes” eT Leur eNseigNemeNT Les Compagnons ne sont pas les premiers à lancer l’idée d’une école unique en lien avec une certaine représentation de la démocratie répu- blicaine, mais leur prestige d’anciens com- battants fait qu’ils seront mieux entendus et leurs idées nourrissent de nombreux débats contradictoires dans le monde de l’entre-deux guerres. ils suscitent des expérimentations ; la décision de gratuité de l’enseignement secon- daire n’est sans doute pas sans lien avec ce cou- rant tout comme les tentatives de transforma- tion du système avancées par Jean Zay avec le Front Populaire. Mais, même une fois la gra- tuité acquise, la proportion est faible d’enfants d’agriculteurs ou de petits salariés recherchant une place en lycée. Le plan Langevin-Wallon a la Libération, le thème de la démocrati- sation de l’enseignement est repris comme un objectif essentiel. Le Conseil national de la résistance inscrit dans son programme : « La possibilité effective, pour les enfants fran- çais, de bénéficier de l’instruction et d’accé- der à la culture la plus développée, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capa- cités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissan- ce, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ». Le gouvernement provisoire nomme en novembre 1944 une « Commission ministé- rielle d’études pour la réforme de l’enseigne- ment », pilotée par deux grands intellectuels : Paul Langevin (1872-1946), physicien recon- nu, Compagnon de route du Parti communiste français (PCF) et henri Wallon (1879-1962), philosophe et psychologue, membre du PCF. La commission, au confluent de la préoccupation méritocratique et d’un souci d’égalitarisme, ne rendra ses conclusions qu’en juin 1947. Ce plan présente une réflexion approfondie sur l’éducation, et constitue une référence et une sour- ce d’inspiration pour bon nombre des décideurs suivants (enseignement technique, « classes nouvelles », psychologie scolaire, etc.). Dans ses considérations et principes on retrouve en quelque sorte des invariants des discours à venir sur l’éducation : • Les besoins économiques poussent à diver- sifier et élargir le recrutement de uploads/Litterature/ 99-article-658.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager