La question posée par le titre de cet article correspond à deux lectures d’un p
La question posée par le titre de cet article correspond à deux lectures d’un passage de la doxographie de Diogène Laërce sur la physique stoïcienne qui concerne les propriétés distinctives des principes et des éléments (VII 134). D’après la tradition manuscrite unanime de Diogène Laërce, les principes de l’univers – Dieu et la matière – seraient des corps (σώματα). Dans la version de ce passage transmise par la Souda1, ils seraient au contraire incorporels (ἀσωμάτους). L’histoire détaillée de l’interprétation de ce passage depuis les premières éditions de Diogène Laërce demanderait une longue étude. Des éditeurs et des interprètes de grand renom ont appuyé l’une ou l’autre leçon au moyen de parallèles dans la littérature stoïcienne et de justifications doctrinales fort pertinentes. Le but de cette contribution est de mettre en évidence les critères auxquels on a générale- ment fait appel pour adopter l’une ou l’autre leçon et, au moins à titre d’hypo- thèse nouvelle, de proposer une correction pour ce passage si controversé. Le texte établi par Long et par Marcovich Les éditions de Diogène Laërce se divisent sur la leçon à retenir. Pour mieux comprendre l’histoire complexe de ce passage, le plus simple est de lire le texte des deux plus récentes éditions complètes de Diogène Laërce. Voici le texte édité par H.S. Long2 et un essai de traduction : 1. Souda, s.v. Ἀρχή A 4092, t. I, p. 373, 10-16 Adler. 2. H. S. Long (édit.), Diogenis Laertii Vitae Philosophorum recognovit brevique adnotatione critica instruxit H. S. L., coll. « Oxford Classical Texts », Oxford, 1964, t. I : xx, p. 1-246 ; t. II : xvi, p. 247-597. Les principes stoïciens sont-ils des corps ou sont-ils incorporels?* par Richard Goulet CNRS - Villejuif * Cette étude est parue dans Agonistes. Essays in honour of Denis O’Brien, edited by John Dillon and Monique Dixsaut, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 157-176. Cette version est celle qui a été soumise aux éditeurs et ne reproduit pas la forme finale qui fut publiée. halshs-00081715, version 1 - 24 Mar 2008 Manuscrit auteur, publié dans "Agonistes. Essays on Honour of Denis O'Brien, John Dillon and Monique Dixsaut (Ed.) (2005) 157-176" LES PRINCIPES STOÏCIENS 2 Δοκεῖ δ’ αὐτοῖς ἀρχὰς εἶναι τῶν ὅλων δύο, τὸ ποιοῦν καὶ τὸ πάσχον. τὸ μὲν οὖν πάσχον εἶναι τὴν ἄποιον οὐσίαν τὴν ὕλην, τὸ δὲ ποιοῦν τὸν ἐν αὐτῇ λόγον τὸν θεόν· τοῦτον γὰρ ἀΐδιον ὄντα διὰ πάσης αὐτῆς δημιουργεῖν ἕκαστα. Ils sont d’avis qu’il y a deux principes de l’uni- vers, l’un actif et l’autre passif. Le principe passif est la substance sans qualité, la matière, tandis que le principe actif est la raison qui agit en elle, Dieu. Ce dernier étant éternel fabrique en effet chacune des choses à travers3 la totalité de la matière. τίθησι δὲ τὸ δόγμα τοῦτο Ζήνων μὲν ὁ Κιτιεὺς ἐν τῷ Περὶ οὐσίας, Κλεάνθης δ’ ἐν τῷ Περὶ τῶν ἀτόμων, Χρύσιππος δ’ ἐν τῇ πρώτῃ τῶν Φυσικῶν πρὸς τῷ τέλει, Ἀρχέδημος δ’ ἐν τῷ Περὶ στοιχείων καὶ Ποσειδώνιος ἐν τῷ δευτέρῳ τοῦ Φυσικοῦ λόγου. Établit cette doctrine Zénon de Kition dans son traité Sur la substance, ainsi que Cléanthe dans son traité Sur les indivisibles, Chrysippe au premier livre de ses Physiques vers la fin4, Archédèmos dans son traité Sur les éléments et Posidonius au deuxième livre de son Traité physique. διαϕέρειν δέ ϕασιν ἀρχὰς καὶ στοιχεῖα· τὰς μὲν γὰρ εἶναι ἀγενήτους <καὶ> ἀϕθάρτους, τὰ δὲ στοιχεῖα κατὰ τὴν ἐκπύρωσιν ϕθείρεσθαι. ἀλλὰ καὶ ἀσωμάτους εἶναι τὰς ἀρχὰς καὶ ἀμόρϕους, τὰ δὲ μεμορϕῶσθαι. Ils disent qu’il y a une différence entre les prin- cipes et les éléments. Les (premiers) sont en effet incréés <et>5 incorruptibles, tandis que les éléments se corrompent dans la conflagration. De plus, les principes sont incorporels et informes, tandis que les éléments sont pourvus d’une forme6. Par rapport à ce texte corrigé d’après la Souda à l’avant-dernière ligne, le texte établi par M. Marcovich7 dans sa récente édition marque un retour au texte des manus- crits, du moins sur ce point précis : Δοκεῖ δ’ αὐτοῖς ἀρχὰς εἶναι τῶν ὅλων δύο, τὸ ποιοῦν καὶ τὸ πάσχον. Τὸ μὲν οὖν πάσχον εἶναι τὴν ἄποιον οὐσίαν, τὴν ὕλην, τὸ δὲ ποιοῦν τὸν ἐν αὐτῇ λόγον, τὸν θεόν· τοῦτον γὰρ ἀΐδιον ὄντα διὰ πάσης αὐτῆς <διήκοντα> δημιουργεῖν ἕκαστα. Τίθησι δὲ τὸ δόγμα τοῦτο Ζήνων μὲν ὁ Κιτιεὺς ἐν τῷ Περὶ οὐσίας, Κλεάνθης δ’ ἐν τῷ Περὶ τῶν ἀτόμων, Χρύσιππος δ’ ἐν τῇ πρώτῃ τῶν Φυσικῶν πρὸς τῷ τέλει, Ἀρχέδημος δ’ ἐν τῷ Περὶ στοιχείων καὶ Ποσειδώνιος ἐν τῷ δευτέρῳ τοῦ Φυσικοῦ λόγου. Διαϕέρειν δέ ϕασιν ἀρχὰς καὶ στοιχεῖα· τὰς μὲν γὰρ εἶναι ἀγενήτους <καὶ> ἀϕθάρτους, τὰ δὲ στοιχεῖα κατὰ τὴν ἐκπύρωσιν ϕθείρεσθαι. Ἀλλὰ καὶ σώματα <μὲν> εἶναι τὰς ἀρχὰς καὶ ἄμορϕα, τὰ δὲ μεμορϕῶσθαι. On constate donc plusieurs modifications dont certaines sont capitales par rapport au texte de Long. (1) Marcovich isole comme appositions les mots τὴν ὕλην et τὸν θεόν en ajoutant des virgules. (2) Il ajoute διήκοντα8. (3) Il revient au 3. Ou bien : « en utilisant ». 4. Ici s’interrompt SVF II 300 (Chrysippe), où il faut corriger VII 139 en VII 134. Voir aussi SVF I 85 (Zénon), I 493 (Cléanthe) et III [V : Archedemus] 12. L’ensemble des trois paragra- phes constitue le fr. 5 de Posidonius dans l’édition de L. Edelstein et I. G. Kidd, Posidonius, vol. I : The fragments, coll. « Cambridge Classical Texts and Commentaries », 13, Cambridge, 1972, et le fr. 257 dans l’édition concurrente de W. Theiler, Poseidonios. Die Fragmente, coll. « Texte und Kommentare » 10, 1-2, Berlin, 1982. 5. καὶ est ici emprunté à la Souda. 6. SVF II 299 pour ce troisième paragraphe. 7. M. Marcovich (édit.), Diogenes Laertius, Vitae philosophorum, vol. I : Libri I-X, coll. « Bibliotheca Teubneriana », Stuttgart/Leipzig, 1999. 8. La correction avait déjà été envisagée par I.G. Kidd, dans son Commentaire (1988), p. 104, qui notait cependant : « perhaps unnecessary ». 158 halshs-00081715, version 1 - 24 Mar 2008 LES PRINCIPES STOÏCIENS 3 | texte des manuscrits BPF : σώματα. (4) Il ajoute μὲν pour améliorer le balance- ment avec le δὲ de la ligne suivante. (5) Il corrige ἀμόρϕους en ἄμορϕα. Si l’on regroupe dans un tableau les choix des principaux éditeurs de Diogène Laërce (en gras), des traducteurs (en italiques) et d’un certain nombre de commen- tateurs anciens, on voit immédiatement qu’ils se partagent entre partisans des principes corporels et partisans des principes incorporels, avec un certain nombre de savants qui conservent le texte des manuscrits, tout en le rapportant non aux principes, mais aux éléments. On constate également des modes exégétiques et des renversements de tendance, parfois préparés par les hésitations des commen- tateurs comme Aldobrandinus qui édite et traduit σώματα, en reconnaissant en note que ce texte est inacceptable… Date Principes = σώματα Éléments = σώματα Principes = ἀσωμάτους 1423-33 Traversari 1533 Frobenius 1566 Sambucus 1570 Stephanus 1583 I. Casaubon 1594 Aldobrandinus [commentaire] 1604 Juste-Lipse 1663 Ménage 1664 Pearson 1668 [G.] B[oileau] 1692 Kühn 1692 Meibom 1828-33 Hübner 1850 Cobet 1903 von Arnim 1921 Apelt 1925 Hicks 1933 Genaille 1962 Bréhier 1962 Gigante 1964 Long 1989 Isnardi Parente 1998 Jürß 1998 Reale 1999 Goulet 1999 Marcovich 159 halshs-00081715, version 1 - 24 Mar 2008 LES PRINCIPES STOÏCIENS 4 Les partisans de la leçon ἀσωμάτους En éditant ἀσωμάτους à la fin de ce passage, Long ne faisait que reproduire le choix déjà opéré par Cobet en 18509, choix également retenu par von Arnim dans son recueil des fragments stoïciens (1903), et par un grand nombre de traducteurs modernes : Apelt10, Hicks11, Genaille12, Bréhier13, Gigante14 et Isnardi Parente15. Certains commentateurs ont pris comme argent comptant cette version corrigée du texte de Diogène, non sans s’étonner de l’incorporéité ainsi prêtée aux prin- cipes stoïciens16. Plus récemment, cette leçon a obtenu le support de R.B. Todd17, A. Graeser18 et John Dillon19. Ce choix de la leçon ἀσωμάτους, offerte par la Souda, présentait l’avantage d’une grande simplicité par rapport aux efforts des éditeurs antérieurs qui avaient 9. C. G. Cobet (édit.), Diogenis Laertii de clarorum philosophorum vitis, dogmatibus et apoph- tegmatibus libri decem, Paris, Firmin-Didot, 1850. Nous verrons que la leçon de la Souda avait déjà été signalée par Juste-Lipse, Physiolog. Stoic. II 5. 10. Diogenes Laertios, Leben und Meinungen berühmter Philosophen, übersetzt u. erläutert von O. Apelt, coll. « Philosophische Bibliothek », 54, Leipzig, 1921, t. II, p. 57. 11. R. D. Hicks (édit.), Diogenes Laertius, Lives of Eminent Philosophers, with an English trans- lation, coll. « Loeb Classical Library » 184-185, Cambridge (Mass.)/London, 1925 ; « reprinted » 1972 [avec une préface de H. S. Long], t. I : xxxvi-549 p. ; t. II : vi-704 p. 12. R. Genaille (édit.), Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Traduction, notice et notes par R. G. [1933], coll. « Garnier-Flammarion », Paris, 1965, 2 vol. : 314 p. et 310 p. 13. La traduction d’É. Bréhier pour le livre VII est parue dans Les Stoïciens. Textes traduits par É. Bréhier, édités sous la direction de P.-M. Schuhl, coll. « uploads/Litterature/ principes-stoiciens.pdf
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- Publié le Jul 11, 2021
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