Le roman historique n’avait jamais été tenté chez nous : je ne puis appeler de
Le roman historique n’avait jamais été tenté chez nous : je ne puis appeler de ce nom les contrefaçons de l’histoire, les simples falsifications de faits que l’on avait parfois essayées[2]. Avec les romantiques, l’intérêt passe des faits aux mœurs, à la couleur : de récit apocryphe le roman historique devient ou prétend devenir peinture exacte, évocation : c’est l’éveil du sens historique. Les restitutions de mœurs lointaines et de civilisations disparues faisaient souvent éclater l’étroitesse de la forme dramatique : nos romantiques se trouvèrent plus à l’aise dans la forme indéterminée du roman, qui se resserrait ou s’étendait selon la matière ou la fantaisie. Ils furent d’autant plus ardents à se porter vers ce genre que W. Scott venait de lui donner en Angleterre un incomparable éclat. Les romans historiques pullulèrent, plus fantastiques souvent qu’historiques, et mêlant les plus excentriques aventures au plus criard bariolage de couleur locale : ce ne sont souvent que de noirs ou extravagants mélodrames, mis en forme narrative. Han d’Islande (1823) est le modèle du genre, où l’on peut classer aussi quelques-unes des œuvres de jeunesse de Balzac. Mais entre les mains de quelques grands artistes, le genre s’éleva et des œuvres puissantes naquirent. Cinq-Mars (1826) a bien vieilli, et poussé au mélodrame : les caractères historiques, dont les originaux sont trop voisins et trop connus, sont d’une fausseté choquante ; les intentions sentimentales et philosophiques jurent avec la date et le costume du sujet ; les inventions pathétiques sont outrées et grimaçantes ; le style est trop appliqué et ronflant, de qualité médiocre au fond sous l’éclat travaillé des images. C’est l’œuvre la plus manquée d’Alfred de Vigny. La Chronique de Charles IX (1829), d’une facture sobre et serrée, a gardé une couleur plus fraîche : c’est d’un homme qui a le sens de l’archéologie, qui sait la valeur et l’emploi du petit fait unique, documentaire, apte à représenter toute une série. Mais nous retrouverons ailleurs Mérimée. L’œuvre maîtresse de la grande époque romantique, en ce genre, c’est Notre-Dame de Paris (1831). Le roman est bourré de digressions, de dissertations, où l’auteur s’étale sur tous les sujets qui l’intéressent autour et à propos de son sujet : cette composition est caractéristique du goût romantique : et par là, comme par tant d’autres aspects de son génie, V. Hugo est le romantisme incarné. L’histoire est mince et quelconque, très factice en même temps dans sa contexture : une bohémienne aime un beau capitaine, est aimée d’un prêtre sombre et d’un grotesque difforme. Ce sont les épisodes et les tableaux qui font l’intérêt du livre : il faut y voir comme une suite d’estampes, où sont rendues, avec de saisissantes oppositions de blanc et de noir, des scènes tour à tour amusantes, fantastiques ou terribles. Les individus sont peu vivants, d’essence banale, tout en surface, et, si l’on peut dire, en silhouette : mais ces silhouettes sont souvent d’une précision pittoresque qui charme. Plus vivantes sont les foules, les foules populaires surtout, le grouillement des gueux et des truands : plus vivante est la ville même, le Paris du xve siècle, noir, infect, fourmillant, curieusement ressuscité dans sa topographie compliquée et dans sa physionomie bizarre. Mais vivante surtout est la cathédrale dont l’ombre couvre la ville ; Notre-Dame de Paris est le seul individu qui ait vraiment une âme dans le roman ; ce monstre terrible et séduisant, où le poète a saisi un « caractère », est le vrai héros de l’œuvre. En somme, psychologie nulle, drame insignifiant, tableaux curieux, art original et puissant, vision presque hallucinatoire du vieux Paris et de son immense cathédrale, voilà ce que V. Hugo nous présente dans un roman qui peut-être n’est pas une restauration certaine, mais qui du moins est une évocation prestigieuse. Le Rouge et Noir (1831), la Chartreuse de Parme (1839) et diverses Nouvelles de Stendhal, quelques romans de Balzac et de George Sand se rattachent par certains côtés au genre du roman historique[3]. Puis Dumas s’en empare[4] et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. Le roman littéraire s’est engagé dans d’autres voies ; le temps du romantisme est passé. C’est pourtant un roman historique que donne Flaubert dans Salammbô (1862), un roman archéologique et scientifique, purgé de lyrisme, tout objectif et impersonnel. Mais le romantisme survit, puisque V. Hugo est toujours là : et cette année 1862 voit paraître avec le petit volume de Salammbô les dix volumes des Misérables. C’est un monde, un chaos que ce roman, encombré de digressions, d’épisodes, de méditations, où se rencontrent les plus grandes beautés à côté des plus insipides bavardages. V. Hugo a réalisé là cette vaste conception que le drame étouffait : Tout dans tout. Il a mêlé tous les tons, tous les sujets, tous les genres. Il y a des parties de roman historique : Waterloo, Paris en 1832, la barricade, etc. L’ensemble est un roman philosophique et symbolique : d’abord c’est le poème du repentir, du relèvement de l’individu par le remords et l’expiation volontaire. Puis c’est un poème humanitaire et démocratique : en face du bourgeois égoïste et satisfait, le peuple opprimé, trompé, souffrant, irrité, mourant, l’éternel vaincu ; en face des vices des honnêtes gens, les vertus des misérables, des déclassés, d’un forçat, d’une fille. C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. L’insurgé Marius, fils d’un soldat de l’Empire, race de bourgeois, c’est bien visiblement le fils du général comte Hugo, le pair de France de Louis-Philippe, qui est allé au peuple, et qui s’est fait le serviteur glorieux de la démocratie. Enfin, il y a même des chapitres de roman réaliste dans les Misérables : on y trouve des descriptions de milieux bourgeois ou populaires, de mœurs vulgaires ou ignobles, des scènes d’intérieur ou de rue, qui sont d’une réalité vigoureuse. Les vraies origines de M. Zola doivent se chercher bien plus dans les Misérables que dans Madame Bovary. Cette œuvre immense, fastidieuse ou ridicule par endroits, est souvent admirable. L’idée morale que V. Hugo veut mettre en lumière, donne aux premiers volumes une grandeur singulière : et cette fois, le poète, si peu psychologue, a su trouver la note juste, marquer délicatement les phases, les progrès, les reculs, les angoisses et les luttes d’une âme qui s’affranchit et s’épure : Jean Valjean, depuis sa rencontre avec l’évêque, jusqu’au moment où il s’immole pour empêcher un innocent d’être sacrifié, Jean Valjean est un beau caractère idéalisé, qui reste vivant et vrai. Autour de lui, le poète a groupé une innombrable foule de figures poétiques ou pittoresques, angéliques ou grimaçantes, amusantes ou horribles : la psychologie est courte, souvent nulle ; mais ici encore les profils sont puissamment dessinés, les costumes curieusement coloriés. Comme dans Notre-Dame de Paris, les tableaux d’ensemble sont supérieurs à la description des individus : si les amours de Marius et Cosette sont de la plus fade et banale élégie, l’insurrection fournit une large narration épique. Par malheur, le symbolisme prétentieux de l’œuvre y répand souvent une fade ou puérile irréalité. Les individualités s’évanouissent dans l’insubstantielle abstraction des types, et Enjolras, l’idéal insurgé, Javert, l’idéal policier, Jean Valjean, l’idéal racheté, dégradent la pathétique peinture de la barricade uploads/Litterature/ le-roman-historique-n 1 .pdf
Documents similaires
-
18
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0620MB