QU’EST-CE QU’UN MANNEQUIN ? Gabrielle Smith Éditions de Minuit | « Critique » 2

QU’EST-CE QU’UN MANNEQUIN ? Gabrielle Smith Éditions de Minuit | « Critique » 2022/6 n° 901 | pages 480 à 494 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707347947 DOI 10.3917/criti.901.0480 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-critique-2022-6-page-480.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Holly Hay et Shonagh Marshall ont souligné l’importance de ce rôle du mannequin dans un livre publié en 2018, Posturing 1, qui aborde l’art de la pose photographique comme champ d’invention esthétique à part entière. À travers une sélection d’images de mode récentes, ils présentent une galerie de gestes cryptiques et alambi­ qués, où se manifeste avec force l’existence d’une esthétique du corps en mouvement propre à la mode. Les mannequins qui posent sont ici pensés comme « sculptures tordues et contorsionnées, sur lesquelles le vêtement est utilisé comme draperie 2 ». Ils apparaissent donc non seulement comme sil­ houettes, mais aussi comme vecteurs de propositions plas­ tiques, collaborateurs à part entière du photographe et du styliste qui composent l’image. Le rôle actif du mannequin n’est pas moindre lors du défilé de mode, comme le révèle la performance d’Olivier Saillard, Models Never Talk, créée en 2014. Cette histoire orale et incarnée du mannequinat, donnant la parole à d’anciennes modèles devenues archives vivantes, consiste 1. H. Hay et S. Marshall, Posturing, Londres, SPBH Editions, 2018. 2. Ibid., p. 7, traduit par nous. Qu’est-ce qu’un mannequin ? } Caroline Evans The Mechanical Smile Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-1929 New Haven et Londres, Yale University Press, 2013, 331 p. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) 481 en récits mais aussi en évocations chorégraphiées de souve­ nirs d’ateliers et de défilés. Démarches et poses y sont ren­ dues à leur profondeur temporelle et expérientielle, tandis que les corps gainés de noir se voient habillés uniquement par leurs attitudes et mouvements. Olivier Saillard explique que les mannequins « possèdent ce qu’un musée ne pourra jamais stocker. La matière vivante, les gestes 3 ». Or, si depuis une vingtaine d’années déjà, un ensemble d’expositions et de publications universitaires ont remis le mannequin au centre de la réflexion sur la mode 4, la difficulté soulevée par Olivier Saillard reste vive, puisque la plupart de ces tra­ vaux n’accordent à l’art de la démarche et de la pose qu’une attention restreinte. C’est du côté des propositions expéri­ mentales, à la fois plastiques et réflexives, que l’intérêt est manifeste. On vient de citer Posturing et Models Never Talk. C’est aussi le cas du livre d’images Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha 5 ; des ingéniosités du voguing, danse urbaine inspirée des poses de mannequins, qui a fait l’objet d’un intérêt renouvelé ces dernières années ; ou encore de l’inégalable Défilé des Deschiens, mis en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff en 1995. Au-delà de ces pré­ cieuses recherches artistiques, l’histoire et la théorie du mannequin de mode restent encore largement à écrire. Un 3. Cité par B. Dolay, « Modèles à suivre », M le Monde, 26 sep­ tembre 2015. 4. H. Quick, Catwalking. A History of Fashion Models, Londres, Hamlyn, 1997 ; Showtime. Le défilé de mode, exposition du musée Galliera, 2006 (catalogue dirigé par C. Join-Diéterle et A. Zazzo) ; The Model as Muse. Embodying Fashion, exposition du MET, 2009 (cata­ logue dirigé par H. Koda et K. Yohannan) ; S. Mears, Pricing Beauty. The Making of a Fashion Model, Oakland, University of California Press, 2011 ; J. Entwistle et E. Wissinger, Fashioning Models. Image, Text and Industry, Londres, Bloomsbury, 2012 ; Mannequin. Le corps de la mode, exposition du musée Galliera, 2013, commissariat S. Lécallier ; G. Monti, In posa. Modelle italiani dagli anni cinquanta a oggi, Venise, Marsilio, 2016 ; E. Brown, Work ! A Queer History of Modeling, Duh­ ram, Duke University Press, 2019 ; A. Matthews David, « Body Doubles : The Origins of the Fashion Mannequin », Fashion Studies, vol. 1, n° 1, 2018, p. 1-46. 5. C. Rocha et S. Sebring, Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha, New York, Harper Collins, 2014. Q U 'E S T -C E Q U 'U N M A N N E Q U I N ? © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) CRITIQUE 482 ouvrage fait exception, qui se saisit du sujet à bras-le-corps : The Mechanical Smile. Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-1929, publié en 2013 par Caroline Evans. De la nécessité du mannequin Professeure d’histoire et de théorie de la mode retraitée depuis peu de la prestigieuse école Central Saint Martins de Londres 6, Caroline Evans est une figure majeure des fashion studies britanniques. Son livre occupe depuis près d’une décennie une place toute particulière, puisqu’il constitue la plus importante contribution à l’histoire du mannequinat, et reste à ce jour la seule grande enquête menée sur l’histoire du défilé de mode. Il se démarque aussi par l’attention théo­ rique soutenue qu’il accorde à la question de la démarche et de la pose 7. Sans ignorer l’enjeu de la « performance de genre » ou autres reproductions de stéréotypes normatifs qui tendent aujourd’hui à focaliser l’attention, il ouvre un champ de réflexion qui les dépasse largement. Et il fait honneur à ce qu’il appelle l’« énigme » de son sujet, en proposant une archéologie des gestes et des attitudes du corps de mode, partant à la recherche de la « matière vivante » dont parlait Olivier Saillard, non seulement pour en collecter les traces enfouies, mais encore pour tenter d’en élucider la nature et d’en interpréter le rôle fonctionnel. Malgré cet apport considérable, The Mechanical Smile se présente, en faisant retour sur lui-même, comme un livre sur presque rien : « une histoire d’absence aussi bien que de doubles, histoire de quelques mannequins disparus, de gestes, de poses et de traces, à peine une histoire, simple­ ment le récit de quelques femmes qui marchent et prennent 6. De son vrai nom : Central Saint Martins College of Art and Design, couramment abrégé en Central Saint Martins ou CSM. 7. Seuls des articles ont été écrits sur ce sujet : G. Brandstetter, « Pose-Posa-Posing – Between Image and Movement », dans E. Bippus et D. Mink (éd.), Fashion, Body, Cult, Stuttgart, Arnoldsche Art Publish­ ers, 2007 ; un numéro spécial de la revue Fashion Theory, vol. 21, n° 2, « Posing the Body », en 2017. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 29/06/2022 sur www.cairn.info par via Université de Tours (IP: 94.66.80.14) 483 des poses » (p. 259 8). Le métier de mannequin dont il fait l’histoire est en effet peu caractérisé, puisqu’il trouve son ori­ gine dans un simple déplacement, la professionnalisation du geste ordinaire de porter des vêtements. Mais, comme on le comprend vite, ce déplacement est central pour l’histoire de la mode contemporaine. Il est consubstantiel à la naissance de la haute couture, dont, au milieu du XIXe siècle, la struc­ turation commerciale implique d’emblée la mobilisation d’un ensemble de techniques de présentation et de mise en scène, venant compenser l’éloignement entre l’idée du créa­ teur et le corps de la clientèle dont elle s’autonomise. Puisque le modèle de haute couture est inventé sans avoir été com­ mandé par qui que ce soit, il nécessite l’appui d’un corps prototypique, corps « proleptique » comme l’appelle Caroline Evans, qui accompagne et encourage par sa prestance phy­ sique l’entrée d’une nouvelle mode dans le réel. Qui uploads/Litterature/ qu-x27-est-ce-qu-x27-un-mannequin-gabrielle-smith.pdf

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