Dossier QUELLE place occupent les revues dans la production contemporaine ? Lie
Dossier QUELLE place occupent les revues dans la production contemporaine ? Lieux d'échan- ge, de réflexion, de création, elles alimentent la vie culturelle et intellectuelle en imposant un style, un esprit, une esthétique qui leur sont propres. « Revuiste » dans l'âme, Olivier Corpet en appelle aux biblio- thécaires pour qu'ils soutien- nent le produit le plus fragile et le plus spécifique qui soit. BBF. Qu'est-ce qui vous a person- nellement amené à vous intéres- ser aux revues ? Olivier Corpet. En tout premier lieu, le seul fait d'avoir participé activement à l'édition d'une revue pendant de nombreuses années. J'y ai connu tout ce qui fait la vie d'une revue, des amitiés tissées au fil des numéros et des comités de rédaction aux conflits d'autant plus exacerbés qu'ils ne portent pas seulement sur des questions intellectuelles mais également, et souvent même, sur des problè- mes d'ordre affectif. Ce qui est inévitable, puisqu'une revue n'est pas seulement un recueil de tex- tes, mais d'abord un lieu d'échange, de confrontation, un espace de création collective et de convivialité - et dans la vie intellectuelle littéraire ou scienti- fique, c'est plutôt rare, et donc précieux. L'activité revuiste per- met une appropriation et une maîtrise, ou, si vous préférez, une autogestion du processus éditorial fort appréciable. Autre attrait de la publication en revue: celle-ci n'est jamais définitive comme dans un livre ; on peut toujours, si la revue est bien faite, revenir sur ce qu'on a écrit, en débattre avec d'autres, etc. En ce sens, la revue est - ou devrait être - un chan- tier en même temps qu'un milieu. Personnellement, j'ai toujours pri- vilégié ce type de démarche, aux dépens d'une « stratégie » de publication plus individualiste. Enfin, en étudiant et en rééditant la revue Arguments (1956-1962) en 1983, j'avais pu mesurer l'im- portance d'une expérience re- vuiste tout à fait exceptionnelle sur l'itinéraire intellectuel et exis- tentiel de ses principaux anima- teurs. Pour toutes ces raisons, je me suis attaché depuis quelques années, avec tous ceux qui collaborent à Ent'revues et à La Revue des revues, à souligner l'importance du rôle des revues. Une manière pour nous de défendre et d'illus- trer un genre, dont la disparition ou l'effacement aurait des consé- quences considérables pour l'or- ganisation de la vie intellectuelle et littéraire. BBF. Puisque nous allons parler de revues, pouvez-vous, avant toute chose, donner une définition du genre ? OC. Difficile, sinon impossible, d'en donner une définition stricte. Il est en tout cas tout à fait insuf- fisant de définir une revue par son format, sa périodicité ou son ISSN1. Il est beaucoup plus impor- tant, en revanche, de souligner que la revue est un genre en soi, autonome, avec sa dynamique propre, sa logique, et qu'en tant que produit fragile, économique- ment faible, elle nécessite à tous les niveaux un traitement particu- lier, approprié à ses spécificités, différent donc de ce qu'on prati- que pour le livre ou la presse en général. La revue est le moins banalisé, et donc le plus difficile- ment normalisable, des produits de l'édition. Le genre revue a d'ailleurs sa propre histoire: après s'être émancipée de la presse au début du XXe siècle, la revue a acquis progressivement sa forme mo- derne, contemporaine, au tour- nant du siècle, au moment où l'on parle effectivement d'un « âge d'or » des revues. Mais, pour l'ins- tant, cette histoire des revues reste peu connue et, à quelques travaux universitaires près, leur singularité est noyée dans les histoires de la presse qui, le plus souvent, ne retiennent que quel- ques titres fameux. Quant aux revuistes qui ont joué un rôle si important, à l'image d'un Alfred Valette avec le Mercure de France, ou des frères Natanson pour La Revue blanche, il n'est pas fréquent que les histoires littéraires en relèvent l'existence. Et pourtant, que serait-il advenu, sans eux, de beaucoup d'oeuvres et d'auteurs ? 1. International standard serial number. Cette genèse de la forme revue impose de distinguer nettement la revue des autres formes de presse, ce que l'appellation en- globante et générique de « pé- riodiques » couramment utilisée par les bibliothécaires, fût-ce pour des raisons compréhensibles de commodité de classement et de catalogage, ne permet pas de faire. Ceci peut d'ailleurs entraî- ner des confusions fâcheuses : je donnerai seulement l'exemple du livre récent d'une universitaire américaine, Shari Benstock, sur Les Femmes de la rive gauche (Éditions des femmes, 1987), dans lequel il est beaucoup question des revues éditées par des Américaines exilées à Paris dans les années 20 et 30. Or, les traductrices de l'ouvrage ont uti- lisé indifféremment les mots de « revue », de « journal » ou de « magazine » pour qualifier le Mercure de France ou Transition. Comme je m'étonnais de cette confusion auprès de l'éditeur, on m'a répondu que les traductrices avaient voulu éviter de toujours répéter le mot « revue » ! C'est un détail, me direz-vous. Soit. Mais il traduit une méconnaissance du monde des revues rendant im- possible toute analyse scientifi- que. BBF. Cela dit, cette distinction n'est pas toujours facile à faire. A-t-elle un intérêt autre qu'histori- que ? OC. La ligne de partage se dé- place en effet suivant les domai- nes et les époques. Et pour tout compliquer, certaines publica- tions empruntent parfois aux deux genres pour aboutir à des formes hybrides. N'empêche, je crois que cette distinction est absolument indispensable pour connaître en profondeur les logiques de ce que j'appelle la « fabrique » des revues, fabrique autant éditoriale que matérielle. Cette distinction n'est donc pas seulement fondée historiquement, mais aussi socio- logiquement et économiquement. A la différence d'un magazine, une revue n'a jamais été lancée à partir d'études de marché ou d'analyse marketing des préten- dus goûts et besoins d'un public. Les revues qui comptent dans l'histoire, qu'elles aient été éphé- mères ou non, sont nées, pour la plupart, contre les goûts domi- nants, pour promouvoir de nou- velles valeurs esthétiques. Mais la différence porte aussi sur les moyens, sans commune mesure, entre les capitaux nécessaires pour lancer un magazine et ceux requis pour éditer une revue. Si, donc, le magazine tire son éner- gie d'un marché, réel ou supposé, la revue, elle, puise la sienne d'abord - et essentiellement - dans l'énergie, la personnalité et l'implication de ses fondateurs. On ne change pas l'équipe de rédaction d'une revue, comme celle d'un magazine, sans prendre le risque de lui faire perdre son « âme », tant son style et sa dy- namique sont liés à l'individu ou au groupe qui l'a fondée. A tout cela, on peut ajouter que, si le magazine, du fait même de l'im- portance des sommes investies dans' son lancement, n'a qu'un temps limité pour s'imposer, ou disparaître, la revue, elle, s'inscrit dans un rapport au temps et à l'actualité tout à fait différent. Disons, pour résumer, qu'avant de chercher à capter un lectorat, la revue doit avoir une esthétique, des idées, un projet éditorial à défendre. Et, dans ce domaine, le succès est souvent posthume. Tout cela, pour souligner combien il est important, décisif, d'opérer cette distinction entre la revue et les autres formes de presse et d'édition. Ces différences sont autant d'échelle - d'un point de vue économique notamment -, que de nature - d'un point de vue éditorial. BBF. Certains jugent la revue élitiste... OC. La belle affaire ! Comment d'ailleurs pourrait-il en être au- trement, puisque la revue n'a aucune évidence économique, ne relève pas, sauf accident, des processus de diffusion de masse, et que son influence réelle ne peut se calculer en nombre d'abonnés ou de lecteurs ? A la limite, on peut affirmer que la revue ne répond aujourd'hui à aucun « besoin » immédiat au sens qu'a cette catégorie dans notre système de consommation culturelle. La loi du marché ne peut que lui être fatale. Élitiste, la revue l'est donc forcément dans la mesure où elle s'adresse en prio- rité à un public particulier, à un public lettré, cultivé, ou à une communauté scientifique. Il n'y a variété des chroniques que dans le ton de la revue, lesquels défi- nissent son « esprit », au sens où on parlait de « l'esprit NRF » ou de « l'esprit Revue blanche ». Une revue, ce sont des auteurs que l'on retrouve régulièrement, des partis pris que l'on partage. Donc, en abandonnant ce qui traduit et justifie l'acte d'abonnement, les revues prennent un gros risque : celui de se laisser imposer leurs choix éditoriaux par le marché des idées ou par les modes et les opportunités commerciales mo- mentanées qui y sont attachées. Sans compter, enfin, que le dé- coupage en thèmes, qu'il s'agisse d'une question, d'un mot, d'un pays ou de je ne sais quoi d'autre, n'est pas obligatoirement le meil- leur moyen de favoriser la ré- flexion et la création. BBF. Les auteurs semblent au- jourd'hui préférer publier un livre plutôt qu'écrire un article dans une revue. OC. C'est là, en effet, une menace inquiétante pour les revues uploads/Litterature/ que-vivent-les-revues.pdf
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- Publié le Nov 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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