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219 Habiter les interstices et leurs possibilités : les discours utopiques et méta-utopiques… Quêtes littéraires nº 11, 2021 https://doi.org/10.31743/ql.13322 Christophe Duret Université de Montréal Habiter les interstices et leurs possibilités : les discours utopiques et méta-utopiques dans Les Furtifs, « C@PTCH@ » et « Hyphe…? » d’Alain Damasio 1. Introduction1 Habiter est la première capacité des vivants, affirme Lorca, le protagoniste du ro- man Les Furtifs (Damasio, 2019). Elle figure au cœur de l ’œuvre de l ’écrivain Alain Damasio, comme en témoignent La Zone du Dehors (Damasio, 2013 [1999]) et sa société dystopique. Marquée par l ’obsession sécuritaire et un système d ’« assigna- tion à personnalité […] qui nous hiérarchise tous et qui nous attribue place, case, et rang » (p. 10), convoquant intertextuellement les classiques de la « littérature sur- veillancielle » (Aïm, 2020) que sont Nous autres, Le Meilleur des mondes et 1984, cette société voit s ’organiser en son sein un mouvement de résistance irrépressible condui- sant à l ’instauration, hors de ses murs, de cités libertaires mues par le besoin d ’habi- ter le monde autrement. En témoigne également La Horde du Contrevent (Damasio, 2004), épopée contant les hauts faits d ’une poignée de nomades bravant les milieux les plus hostiles à la recherche d ’espaces habitables. Au regard de la centralité de l ’acte d ’habiter, il serait possible de qualifier les œuvres de Damasio de « fictions écoumé- nales ». n Christophe Duret – stagiaire postdoctoral au Laboratoire universitaire de documentation et d ’ob- servation vidéoludique de l ’Université de Montréal. Adresse de correspondance : 124, rue de la Croix, J1C 0R7, Sherbrooke, Canada ; e-mail : christophe.duret@usherbrooke.ca ORCID iD : https://orcid.org/0000-0002-2570-6849 1. Les recherches dont rend compte cet article ont été effectuées grâce au soutien financier du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. 220 Christophe Duret L ’écoumène, c ’est le monde habité, soit l ’ensemble des milieux humains vus comme le fruit des relations techniques et symboliques qu ’une société entretient avec son environnement (Berque, 2000). Mais l ’habiter désigne aussi une appropriation de l ’espace (voir, notamment, Lazzarotti, 2006 ; Stock, 2004), des manières d ’être aux lieux (Fries-Paiola et De Gasperin, 2014) et, donc, des pratiques habitantes (Rosselin, 2002). L ’habiter, enfin, est un co-habiter ; il porte sur la dimension spatiale de la so- cialité, ou encore sur les relations de coexistence des individus au sein de l ’espace social (Duret, 2019). Jenkins (2006) a montré que les fictions de la culture de genres contemporaine (qui inclut la fantasy et la science-fiction, par exemple) relèvent moins de l ’art de la mise en récit que de « l ’art de la création de mondes » (p. 114), comme en témoignent, par exemple, des franchises telles que The Matrix, Star Wars, Terminator et The Walking Dead. La même chose pourrait être dite de l ’utopie, puisqu ’il y est question, selon Ruyer (1950), de « créer un monde en miniature, mais complet » (p. 123). La propen- sion à la complétude dans l ’érection d ’un monde diégétique figure au cœur des « fic- tions écouménales » (Duret, 2019). Ces dernières représentent en effet des mondes détaillés, constituant l ’objet central du récit, au sein desquels s ’interpénètrent les ré- alités chimico-physiques (l ’environnement), les réalités organiques (la biosphère) et, surtout, les réalités écouménales, soit les relations constitutives des milieux humains ; le monde en tant qu ’il est habité et co-habité et, par le fait même, investi par nos sub- jectivités, animé par nos interactions sociales et travaillé par nos techniques. Dans les fictions écouménales de Damasio, l ’habiter est foncièrement politique et figure au cœur d ’une rhétorique spatiale opposant un état de société dysphorique, marqué par la dérive sécuritaire au sein de villes privatisées et surveillées, émaillées de technologies de divertissement plongeant les usagers privilégiés dans le confort, l ’hébétude et l ’hyperindividualisme2, d ’une part, et un habiter alternatif, d ’autre part, situé dans les marges et interstices des dystopies dépeintes, présent sous la forme d ’un horizon d ’espoir accordant une place de choix à la mixité sociale et au vivre-en- semble dans un monde aspirant à se libérer de la ségrégation socio-spatiale. Dans cet article, nous analyserons le discours consacré par le roman Les Furtifs et les nouvelles « C@PTCH@ » et « Hyphe…? », de Damasio, à la question de l ’ha- biter, un discours partagé entre l ’eutopie (ou utopie positive) et la dystopie (ou uto- pie négative). Nous verrons que ces œuvres, caractéristiques de la dystopie critique, ne se contentent pas de porter une appréciation négative de la conjoncture actuelle en la matière ni de proposer une vision alternative de ce qu ’habiter le monde doit – ou pourrait – signifier, mais qu ’elles interrogent également les limites de l ’utopie clas- sique pensée en tant que programme, ceci afin de proposer, par le biais d ’un discours méta-utopique (ou discours sur le discours utopique), cette fois, une conception de l ’utopie comme aspiration et comme « jeu sur les possibles latéraux à la réalité » (Ruyer, 1950, p. 9). 2. Pour une analyse du caractère dystopique de l ’habiter chez Damasio, voir Duret (2021). 221 Habiter les interstices et leurs possibilités : les discours utopiques et méta-utopiques… 2. Utopie, dystopie et discours méta-utopique Avant toute chose, il convient de s ’arrêter sur le terme « utopie ». Forgé par Thomas More à partir du privatif grec οὐ et de τοπος, « lieu », il signifie « en aucun lieu » et désigne alors l ’île imaginaire d ’Utopia, dont la société idéale réalise le bonheur de chacun. Comme le souligne Funcke (1988), son étymologie adéquate aurait dû être « a-topia » et non « ou-topia », mais le second terme permettait de jouer sur l ’ambiguïté des mots outopia et eutopia (créé à partir de εὖ, « bon »), entre un lieu qui n ’existe en aucun lieu et le bon lieu, « ou » et « eu » étant homophones pour un lo- cuteur anglais. Outopia est axiologiquement neutre. Il désigne un lieu sans le quali- fier de souhaitable ou de bon, n ’appelant pas à une meilleure condition, mais à une condition autre, ce qui permet de définir ensuite deux sous-catégories de l ’utopie qui, elles, sont fortement marquées, axiologiquement : l ’eutopie (l ’utopie positive) et son opposée, la dystopie (l ’utopie négative). L ’eutopie est alors définie comme « une so- ciété imaginaire décrite de manière détaillée et dont la location spatiale et temporelle suggère au lecteur contemporain qu ’elle est considérablement meilleure que la socié- té dans laquelle il vit » (Sargent, 2005, p. 9). C ’est donc en tant que classe subsumant l ’eutopie et la dystopie que nous entendrons le terme « utopie ». La dystopie, quant à elle, désigne « une société imaginaire décrite de manière détaillée et dont la location spatiale et temporelle suggère au lecteur contemporain qu ’elle est considérablement pire que la société dans laquelle il vit » (Sargent, 2005, p. 9). Selon Booker et Thomas (2009), elle s ’avère fortement satirique et sa fonction est de nous avertir des conséquences possiblement désastreuses de tendances existant déjà dans la conjoncture présente de l ’œuvre (son contexte sociohistorique). Booker et Thomas (2009) font de l ’anti-utopie ou de la contre-utopie un synonyme de la dystopie, car cette dernière serait, selon eux, fréquemment conçue dans le but de critiquer les implications potentiellement néfastes de certaines formes que prend la pensée eutopique. Toutefois, en télescopant les deux concepts, on fait fi de leur éty- mologie respective. Les préfixes « anti- » et « contre- » expriment l ’idée d ’opposition. L ’anti-utopie (pensons au Gulliver de Jonathan Swift, par exemple) s ’oppose à la pré- tention totalisante de l ’eutopie, présente dans ses propositions, ses projets, ses plans ou son programme. Si, comme l ’écrit Munier (2013), toute [e]utopie propose l ’amendement de la société qui lui est contemporaine par la construction idéelle d ’un modèle meilleur et parallèle, la contre-utopie déclare d ’emblée l ’inanité d ’un tel projet […] [et] l ’auteur d ’une contre-utopie emprunte le procédé de l ’[e] utopie – la fiction d ’une cité parfaite – pour la ridiculiser ». (p. 118-119) Anti-utopie et dystopie revêtent toutes deux une dimension critique. Toutefois, dans le premier cas, l ’objet de cette critique est l ’eutopie, alors que dans le second, il s ’agit de la société dans laquelle l ’œuvre a été produite – sa conjoncture –, qu ’elle considère comme hautement faillible et potentiellement néfaste si jamais ses défauts 222 Christophe Duret devaient se voir exacerbés dans le futur. Il serait donc plus juste de distinguer deux types de discours pour comprendre ce qu ’est l ’anti-utopie : le discours utopique (eu- topique et/ou dystopique) à proprement parler et le discours sur le discours utopique, soit le discours méta-utopique (Duret, 2019). Une œuvre anti-utopique se voit donc porteuse d ’un discours uploads/Litterature/ quetes-litteraires 1 .pdf
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- Publié le Mar 23, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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