Introduction à la question du récit dans le film documentaire "En réalité, chaq

Introduction à la question du récit dans le film documentaire "En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi- même" Marcel Proust, Le Temps retrouvé Par Florent Wolff Université de Montréal, 2003 Département d’histoire de l’art, secteur des études cinématographiques Séminaire de "Scénarisation, technologie et création" Directrice : Mme. Isabelle Raynauld 2 Plan Introduction 1/La question du fictif Réel, récit Unité, continuité L’affect et le tri Mentir, nier 2/Le récit filmique : documentaire par essence ? Mimétisme et immédiateté Narrativité naturelle "Lifelike representation" Présence de temps et puissance de récit Récit, fixité et plans-séquences Le spectateur ou le néo-narrateur Récit, reconnaissance et mémoire 3/On n’échappe pas au récit : la solution barthésienne L’illusion de l’anarratif Récit et référents 4/ La question de la vraisemblance 5/"Le foyer linguistique virtuel est assis dans mon fauteuil !" Conclusion : le tri Bibliographie Filmographie 3 Selon l’ordre logique de l’analyse, ce travail se propose de synthétiser, telle une longue introduction à ce débat houleux, quelques approches possibles de la question du récit dans le film documentaire. Bien sûr, interroger le récit dans ce type de film nous amènera nécessairement à nous interroger la question du genre. L’approche narratologique permettra de poser des critères inédits en vue d’une tentative de définition du regard documentaire. 1/La question du fictif Réel, récit Nous savons que le cinématographe est né, instinctivement, sous le signe du documentaire. De nombreux historiens de l’art soutiennent d’ailleurs que cette primauté originelle de la stricte monstration du réel a empêché le cinéma de s’épanouir dans l’élaboration du récit mais aussi du langage. Tout en reconnaissant la présence de la mise en scène, André Gaudreault nous rappelle que le montage chez Lumière est avant dicté par la nécessité du profilmique et non par "stratégie narrative"1. Il aurait fallu attendre Méliès (les premières "fictions") pour être en présence d’un montage narratif, montage dicté par un appel au filmographique et non plus au profilmique. Ce rappel historique pour nous souffler que cela peut sembler paradoxal d’interroger la présence du récit dans un documentaire, le récit étant dans le sens commun lié à la fiction. Le dictionnaire Littré nous dit que le "fictif" est justement "ce qui n’est pas réel". Le récit supposerait donc une forme d’irréalité : l’œuvre fictionnelle naît de l’imagination de son auteur ; une imagination travaillant donc comme un dispositif d’accession à cette irréalité, en vue d’un éloignement poétique des turpitudes du réel. Ce discours tient du lieu commun et ne saurait résister à quelques objections : -Le réel est un récit, donc filmer le réel, c’est faire acte de récit. Le réel du récit est actualisé dans l’imagination de la représentation. La représentation figurative (ou réaliste, qui ne joue pas la carte de l’abstraction), ne peut éviter l’émergence du récit : figuratif et narratif sont ici dans un rapport de dépendance, voire de symbiose. 1 André Gaudreault, Du Littéraire au filmique. Systèmes du récit, Méridiens Klincksieck, 1988. 4 - Le récit ne peut se réduire à la fiction car le réel ne se réduit pas au visible. Le débat est bien sûr philosophique : en quoi l’imagination, invisible par essence, ne serait pas un moyen alternatif de représenter le réel ? Le produit de l’imagination est producteur de récit. C’est aussi l’enjeu poétique : par l’invisible, suggérer le visible. Guy Gauthier nous suit sur cette inéluctabilité du récit puisque selon lui, "une action filmée est une ébauche de récit"2. La subtilité est dans le terme "ébauche" car il sous-tend une hiérarchie dans l’échelle du récit et une progression dans la construction narrative (Nous y reviendrons plus tard) mais aussi dans l’emploi du terme "action" : peut-on ne pas filmer une action ? L’action au cinéma est-elle tout aussi inévitable que le récit ? Unité, continuité Quelles que soient les réponses à ces deux questions, le récit demeure une entité qu’il faut pourtant hiérarchiser. Le réel constitue l’un des degrés zéro du récit voire "le degré zéro de l’écriture" cher à Barthes3, au même titre que le mot, voire que le verbe (selon les référents bibliques). Le récit en tant que réel fondamental ("la vie") et le récit réalisé (ou "dé-réelisé") par l’oeuvre ne sont bien sûr pas du même ordre. Le réel récité par l’œuvre est encadré par le degré zéro et l’achèvement de la représentation : très concrètement, le récit filmique s’ étale entre les deux génériques de début et de fin. Au contraire de cette finitude, le réel suppose un récit perpétuel, sans début et sans fin, ou alors qui ne peut avoir d’autre fin que celle de l’humanité. Le réel récité est unité, le récit réel est continuité. L’affect et le tri C’est bien parce que la caméra ne peut pas présenter le réel mais bien le représenter (renvoyons au débat, désormais réglé sur l’impossibilité de l’objectivité de l’objectif), qu’elle produit nécessairement de la fiction. La représentation contient autant de fiction que de récit. Gilles Deleuze4 souligne implicitement cet impératif fictionnel : philosophie comme activité créatrice de concepts et cinéma comme créateur de percepts et affects. Le concept est anti- fiction, au contraire du couple percept/affect qui, en inventant des possibilités de vie pour sortir du "cliché", actualise la puissance fictionnelle. La fêlure deleuzienne, ce moment le où le spectateur cesse sa résistance à l’œuvre par ces perceptions d’affects et percepts, est signe de l’émergence fictionnelle. 2 Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, Nathan Cinéma, 2000. 3 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Seuil, 1972 4 Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Éditions de Minuit, 1985 5 En ce sens, et ce c’est ce que Deleuze applaudit dans le cinéma, on ne filme que pour déformer le réel. Même le documentaire tente d’aller "sur les traces du réel"5, et non à sa rencontre symbiotique, illusoire car vaine. Aucun documentaire ne peut échapper à la dimension fictionnelle car il choisit dans la réalité les détails qu’il juge significatifs et en laisse d’autres dans l’ombre (d’ailleurs, certains documentaires -reportages télévisuels dans le style "fait-divers"- sont même plus fictionnels que certains films -Kazan, Loach, Néo- réalisme-). Comme le percept, ce tri ordonne la fictionnalité. Mentir, nier Ricard Ripoll Villanueva6 écrit d’ailleurs que "le “dire” est lié essentiellement au “mentir” fabriqué par le choix du regard, par la place de l’adjectif, par la structure adoptée, par le « style »". Si l’on transfère cela au cinéma (en transposant le terme "adjectif" par "objectif"), "filmer, c’est mentir". Cela est confirmé par l’inéluctabilité du hors-champ qui atteste la constance du mensonge par omission. Que le style soit de documentaire ou de fiction, rien n’y changera. Mais la fiction, en plus de mentir puisqu’elle ne dit pas tout, affirme une négation du monde, par la force de l’imaginaire, et de l’intentio autoris. Du mensonge à la négation, il n’y a qu’un pas comme semble nous le rappeler Paul Ricœur lorsqu’il affirme que "la fiction est le pouvoir de nier le monde, de suspendre la référence en vue d’une recréation"7. "Nier le monde" : tel est bien le projet du romancier, mais également celui du poète et du cinéaste de fiction. Cela peut paraître étonnant si l’on confronte la thèse de Ricœur à la littérature réaliste ou au cinéma néo-réaliste (voir post-néo réaliste avec Loach, Dardennes …). Représenter le monde de façon fictionnelle, est-ce une façon de le nier ou de le transcender ? La deuxième partie de la phrase de Ricœur est plus complexe car il esquisse l’idée de la suspension référentielle (sur laquelle nous reviendrons longuement plus tard) et aussi de la dialectique "recréation-récréation". Face à ce désir de Dire ou de Montrer, Gérard Genette8 dégage deux attitudes fondamentales : "soit, on présente le Dire comme véritable ("visée de présentation"), soit on 5 "Sur les traces du réel" : slogan des Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal 2002 6 Ricard Ripoll Villanueva : L’aventure du fictif, communication présentée lors du colloque "L’effet de fiction" (Fabula.org) 7 Paul Ricœur, La Métaphore Vive, Seuil 1997 8 Gérard Genette, Fiction et Diction, Seuil, 1991 6 crée un Dire qui invente une nouvelle réalité ("visée de création") ". La visée de présentation s’adapterait au projet du cinéma documentaire et son récit développé comme un "Montrer" véritable : un "Montrer" véritable suggéré et non ordonné. La visée de création, là encore suggestive et non-injonctive, est au cinéma de fiction : elle construit cette nouvelle réalité, ces "mondes narratifs possibles" et "univers de croyance"9. D’un point de vue donc strictement narratif, le cinéma ne peut, au mieux, que : -Produire une nouvelle réalité dans le cadre du récit de fiction -Reproduire du récit réel dans le cadre du récit documentaire 2/Le récit filmique : documentaire par essence ? C’est dans ce tiraillement entre la production de nouvelles réalités et la reproduction de récits réels, que se peut se poser la question du genre. Mais là n’est pas l’objet de cette étude qui se penche avant tout sur le récit documentaire et ses particularités. Ce cinéma documentaire, malgré ses limites ontologiques exposées uploads/Litterature/ recitdoc-pdf.pdf

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