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Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 2016 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 4 nov. 2020 04:51 Filigrane Écoutes psychanalytiques Regard, haine et emprise dans une relation mère-fils. Un commentaire du film We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay (2011) Réal Laperrière Le devenir de la psychanalyse. Que nous disent les pratiques institutionnelles ? Volume 24, numéro 2, automne 2015 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1036539ar DOI : https://doi.org/10.7202/1036539ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Revue Santé mentale au Québec ISSN 1192-1412 (imprimé) 1911-4656 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Laperrière, R. (2015). Regard, haine et emprise dans une relation mère-fils. Un commentaire du film We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay (2011). Filigrane, 24 (2), 203–213. https://doi.org/10.7202/1036539ar Filigrane, vol. 24, no 2, automne 2015, p. 203-213. Regard, haine et emprise dans une relation mère-fils. Un commentaire du film We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay (2011) Réal Laperrière L’enfant doit être amené, par une prodi- gieuse dépense d’amour, de tendresse et de soins, à pardonner aux parents de l’avoir mis au monde sans lui demander son intention, sinon les pulsions de destruction se meuvent aussitôt. S. Ferenczi, 1929 1 P uisque tu t’intéresses depuis longtemps aux enfants difficiles ». Tel était l’argument de l’organisateur du Ciné-Psy 2 pour me convaincre de commenter We Need to Talk about Kevin. Ma réaction spontanée a été négative, et pour une unique raison : si j’acceptais, il me faudrait revoir ce film. C’est dire à quel point j’avais été troublé par mon premier vision- nage, quelques années auparavant, voire même effrayé, et que je ne pouvais ressentir qu’une grande appréhension à l’idée de me retrouver à nouveau enfermé dans cette relation mère-fils étouffante et passionnée, cette relation passionnément haineuse, à laquelle même le plus horrible des évènements ne pourrait mettre un terme. Lorsque l’actualité nous confronte à des cas aussi sordides et monstrueux que celui de Kevin Khatchadourian (et les dernières années au Québec nous en ont fourni quelques-uns), on est souvent porté à se poser en « expert psy- cho-légal » : on a tous alors notre opinion clinique sur le « cas », notre dia- gnostic, psychiatrique, psychopathologique, psychosocial, sociologique ou autre ; diagnostic qu’on peut confronter à tous ceux que posent dans les médias la multitude de spécialistes sollicités, ainsi que les experts « sponta- nés » qui s’y expriment avec une assurance déconcertante. Après tout, devant tant d’horreur à recevoir en soi et à traiter psychiquement, on ne peut éviter de chercher à comprendre. Pour objectiver, mettre hors de soi, se rassurer « Filigrane, automne 2015 204 un tant soit peu. Et tenter de nier toute identification aux protagonistes du drame. Or, ce n’est pas la voie que j’ai choisie pour mon commentaire. Je ne chercherai donc pas tant à faire un « diagnostic » de Kevin, de ses parents ou de son système familial qu’à réfléchir, à partir de cette histoire terrifiante et formidablement scénarisée, aux premiers mots qui, avant toute articulation conceptuelle, me sont venus à l’esprit à sa réécoute : regard, haine, et emprise. Regard Ce film en est d’abord un sur le regard. Regard d’un enfant qui, de sa prime jeunesse aux débuts de l’âge adulte, ne cesse de chercher, avec une intensité effrayante, celui de sa mère, et qui y reste fixé. Regard à la fois stu- péfait, angoissé et opaque d’une mère qui n’arrive pas à voir suffisamment d’elle-même dans le regard de son bébé, de son enfant, de son adolescent. Regard voilé d’un père qui ne voit dans celui de son fils qu’une projection idéalisée de lui-même, c’est-à-dire le papa parfait, et qui ne voit dans celui de sa conjointe que ce qu’il se refuse à voir en lui-même. Regard totalement idéalisé d’une petite soeur qui ne veut voir dans celui que lui porte son frère qu’une réponse à son immense désir d’amour. Regard horrifié du monde devant un adolescent monstrueusement triomphant après son geste meur- trier. Et enfin, regard de mépris haineux porté par la communauté sur celle qui a enfanté un pareil monstre. Freud, nous rappelle Jean-Claude Rolland (2006), accordait une impor- tance considérable au regard, à la vue et à leurs attributs dans l’activité psy- chique et notamment dans l’instauration de la subjectivité. Mais c’est sur- tout au texte de Winnicott, Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant (1971), sans doute l’un de ses plus connus, que j’ai été ramené en pensant à la fonction du regard. Winnicott écrit : Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit (p. 155). Jung et Roussillon (2013) précisent que si le bébé peut se voir dans le visage maternel, c’est à condition que la mère reflète son bébé et qu’elle l’investisse comme un double, « un double de soi, un autre semblable, à la fois même et différent de soi, un double transitionnel » (p. 1043). C’est sur le modèle winnicottien du trouvé-créé que l’investissement de ce double 205 Regard, haine et emprise dans une relation mère-fils permettra la construction de la réflexivité interne, c’est-à-dire « comment un sujet se voit et se sent, comment il se pense et se représente son propre fonctionnement psychique, comment il réfléchit et se refléchit à lui-même ses propre expériences, et comment il se construit psychiquement à partir de ces différentes opérations » (p. 1043). Mais revenons au texte de Winnicott : J’évoquerai, dit-il, le cas du bébé dont la mère ne reflèterait que son propre état d’âme ou, pis encore, la rigidité de ses propres défenses. Dans un cas semblable, que voit le bébé ? (p. 155). On peut en effet se demander, très tôt dans le film, ce que voit Kevin dans le regard de sa mère, ou ce qu’il ne voit pas ? Et surtout, qu’est-ce qu’il continue à y chercher, en s’y accrochant au point de ne jamais cesser de le scruter, « tout comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va faire » dit encore Winnicott (p. 156). Il ajoute que chez le bébé qui regarde mais ne se voit pas lui-même dans le regard de sa mère, la capacité créative, qui permet de se sentir réel, en trouvant un moyen d’exister soi-même pour se sentir relié aux objets en tant que soi-même et pour avoir « un soi où se réfugier pour se détendre » (p.161), cette capacité créative, donc, va s’atro- phier, et l’enfant va chercher un autre moyen pour que l’environnement lui reflète quelque chose de lui-même. Pour Jung (2012), il s’agit alors d’un échec de l’expérience du trouvé/ créé, quand mère et bébé ne parviennent pas, dans la rencontre, à créer une illusion subjectivante, matrice de la fonction réflexive, ce miroir psychique interne par lequel le sujet pourra en venir à se représenter lui-même en l’ab- sence de l’objet (ce qui, nous le verrons, ne deviendra jamais possible pour Kevin). Se produira plutôt une illusion négative, par laquelle l’enfant vivra son expérience comme produisant du négatif et qui ne permettra pas l’éta- blissement d’une identité subjectivante (Roussillon, 1999). L’atrophie de la capacité créative de Kevin et de son identité comme sujet nous est montrée de différentes façons dans le film, mais d’une manière tout à fait saisissante par les images de sa chambre d’adolescent, parfaitement rangée et vide, en total contraste avec celles de la plupart des adolescents, qui y déploient tous les signes de leurs investissements du monde et d’eux- mêmes. Ici, on perçoit plutôt la monotonie et la répétition qui caractérisent la fixité mortifère de la perversion (Seulin, 2014). Ce défaut de capacité créative laissera donc tout le champ libre au déve- loppement de la capacité destructrice. Ainsi, un des moyens auquel aura Filigrane, automne 2015 206 recours Kevin pour, comme le dit Winnicott « que l’environnement lui réflé- chisse quelque chose de lui-même » (p. 155), consistera en l’attaque systé- matique de tout ce qui a le pouvoir « d’animer » le visage de la mère, d’éclai- rer son regard. Ainsi par exemple, sa joie débordante à voir son fils, enfin, lui retourner le ballon ; ou encore son plaisir à décorer, dans une maison qu’elle n’a pas choisie et qu’elle déteste, une pièce personnelle, lieu où elle peut se retrouver, entourée des cartes géographiques témoignant d’une vie antérieure plus épanouissante ou qui du moins offrait des possibilités de uploads/Litterature/ regard-haine-emprise-dans-une-relation-mere-fils.pdf

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