Les Cahiers de l'ATP, Octobre 2003 - © Marcolini, 2003 LE DE TRIBUS IMPOSTORIBU

Les Cahiers de l'ATP, Octobre 2003 - © Marcolini, 2003 LE DE TRIBUS IMPOSTORIBUS ET LES ORIGINES ARABES DE L’ATHEISME PHILOSOPHIQUE EUROPEEN par Patrick Marcolini1 Un livre a hanté l’esprit des érudits du Moyen-Age et de la Renaissance : le De tribus impostoribus, ou Livre des trois imposteurs. Sa thèse, scandaleuse entre toutes aux yeux des autorités de l’époque, était que Moïse, Jésus et Mahomet, abusant de la crédulité publique, n’avaient fait que tromper l’humanité par les moyens de la religion. La légende veut que ce traité anonyme ait voyagé clandestinement à travers toute l’Europe, à l’état de manuscrit recopié, dès le XIIIe siècle. Tout au long de l’histoire, nombreux sont ceux à qui l’on en a attribué l’écriture : Boccace, Pomponazzi, Machiavel, l’Arétin, Michel Servet, Jérôme Cardan, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, Vanini, Hobbes, Spinoza, et plus tardivement, le baron d’Holbach. Mais le premier à avoir été soupçonné fut l’empereur Frédéric II (ainsi que son secrétaire Pierre des Vignes), qui, en 1239, fut accusé par le pape Grégoire IX d’en avoir exprimé l’idée blasphématoire en déclarant que Moïse, Jésus-Christ et Mahomet étaient les trois plus grands imposteurs qui aient jamais berné l’humanité2. Ce livre maudit devint enfin, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manifeste caché de plusieurs générations d’esprits libres, et nombreux furent les philosophes A ce jour, seules deux versions du De tribus impostoribus nous sont parvenues. La première, sous forme de manuscrit rédigé en latin, date de 1688 ; intitulée à l’origine De imposturis religionum breve compendium et publiée vers 1753 sous la date fictive de 1598, elle est attribuée à Johan Joachim Müller, juriste de formation, qui en composa le texte à l’occasion d’une rencontre académique qui eut lieu à l’université de Kiel3. La 1 Texte écrit pour l' association "FalsafaA' rabiya", h ttp://per so. cl ub - i n ter n et. fr /ale mor e/Fal s a f a Ar abi y a. h t m l 2 Lettre du pape Grégoire IX adressée le 1er juillet 1239 aux rois et dignitaires ecclésiastiques d' Occiden reproduite dans les Monumenta Germaniae Historica, Epistolae pontificum, t. I, 1883, pp. 645-654 (lettre n°750). Le pape, dans cette lettre, n’utilise pas le mot impostoribus mais « baratoribus », qu’il semble avoir inventé pour l’occasion à partir du latin baratum, « troc » (d’où baratare, « troquer, marchander »), et qui deviendra en français « baratineur ». 3 Anonymus [Johann Joachim Müller], De imposturis religionum (De tribus impostoribus), Von den Betrügereyen der Religionen, Dokumente, Kritisch herausgegeben und kommentiert von Winfried Schröder, Frommann-Holzboog, Philosophische Clandestina der deutschen Aufklärung, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1999. 1 Les Cahiers de l'ATP, Octobre 2003 - © Marcolini, 2003 du De tribus impostoribus, prétendument traduite du latin d’après un manuscrit volé dans la bibliothèque du Prince de Saxe, est en fait un traité rédigé en français et publié en 1719 en Hollande sous le titre de La Vie et l’Esprit de M. Benoit Spinoza, puis réédité dès 1721 sous le titre de Traité (ou Livre) des trois imposteurs. Cette seconde version est attribuée à Jean Maximilien Lucas (et non à Jean Rousset de Missy, comme l’écrit Raoul Vaneigem dans son édition du Livre des trois imposteurs parue en France en 2002)4. Tout au long du XVIIIe siècle, les libraires entretinrent la confusion entre cet ouvrage et celui qui était attribué à Frédéric II ou à son secrétaire Pierre des Vignes, afin de réaliser d’intéressantes opérations commerciales aux dépens des bibliophiles et des érudits appâtés par la découverte d’un livre aussi rare que sulfureux. Il a d’ailleurs été récemment démontré que ce Traité des trois imposteurs / Esprit de Spinoza était pour partie composé d’extraits traduits et juxtaposés provenant des Dialogues de Jules César Vanini, de l’Ethique et du Traité théologico-politique de Spinoza, du Léviathan de Hobbes, ainsi que d’autres ouvrages appartenant à la tradition intellectuelle du libertinage érudit – tous ces fragments, qui sont bien sûr reproduits sans indication d’origine, formant un « collage soigneux de textes allant dans le même sens »5. On ne possède donc pas de version du De tribus impostoribus antérieure au XV siècle, et les témoignages de ceux qui affirment l’avoir eu entre les mains avant 1650 restent malheureusement invérifiables. Beaucoup de spécialistes ont donc conclu à Mais, si le De tribus impostoribus n’a probablement jamais existé autrement que par son titre, ce titre lui-même, d’où vient-il ? A qui doit-on l’audace d’avoir refusé d’un même mouvement l’autorité des religions juive, chrétienne et musulmane, et l’élégance de l’avoir exprimé de façon si concise, si frappante ? La réponse à ces questions ne se trouve pas en Europe : le « blasphème des Trois 4 Il existe d’innombrables exemplaires de ce Traités des trois imposteurs / Esprit de Spinoza, qui présentent tous entre eux des différences plus ou moins grandes. Néanmoins, la version la plus commune comporte six (ou huit) chapitres, comme celle rééditée par les éditions Payot en 2002 : L’Art de ne croire en rien, suivi du Livre des trois imposteurs, édition établie et préfacée par Raoul Vaneigem, Paris, Editions Payot & Rivages, 2002. 5 Françoise Charles-Daubert, « La critique anti-théologique dans les Dialogues de Vanini et le libertinage érudit », Kaïros n°12, 1998, pp. 275-307. Et du même auteur, Les Libertins érudits en France au XVII e siècle, 2 Les Cahiers de l' ATP, Octobre 2003 - © Marcolini, 2003 musulmane. Au XIXe siècle, on en trouvait déjà l’intuition chez Ernest Renan, et cette intuition s’est vue depuis confirmée et argumentée à deux reprises. Dans son ouvrage sur Averroès et l’averroïsme (1852), Renan avançait l’idée suivante : si le XIIIe siècle a pu étudier sous le même rapport les trois monothéismes (et le mensonge qui leur est consubstantiel), c’est parce que l’apparition de l’islam en tant que dernière religion révélée imposait l’analyse comparée de ses dogmes et de ceux du christianisme et du judaïsme6. Aux yeux de l’Occident médiéval, c’est ce comparatisme, combiné sans doute avec l’esprit de libre examen des opinions hérité du rationalisme antique, qui a fait passer la philosophie arabe pour une philosophie athée. De là naquit en particulier la légende d’un Averroès incrédule, à qui l’on attribua le mot suivant, fort proche du thème du De tribus impostoribus : « Il y a trois religions […] dont l’u ne est impossible, c’est le christianisme ; une autre est une religion d’enfants, c’est le judaïsme ; la troisième est une religion de porcs, c’est l’islamisme. »7 En fait, comme l’affirme Renan, « chacun glosait à sa manière et faisait penser à Averroès ce qu’il n’osait dire en son propre nom ». L’épicentre de ce séisme qui ébranla « la base même de la foi » se situait à la cour des Hohenstaufen, devenue « centre actif de culture arabe et d’indifférence religieuse » sous l’influence d’un Frédéric II tout à la foi hostile à la papauté et fasciné par le monde arabe, symbole à ses yeux de la liberté de pensée et de la science rationnelle8. Et le blasphème des Trois Imposteurs, selon Renan, résumait en fait ce courant de l’hétérodoxie qui représentait au Moyen-Age « l’incrédulité 6 Le mélange des trois monothéismes en Andalousie, du VIIIe au XIIIe siècle, est aussi mentionné par Renan comme une autre cause de cette « facilité avec laquelle la comparaison des religions s’offre à l’esprit des musulmans » (Voir Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme , Paris, Maisonneuve & Larose, 1997, pp. 201 à 215). 7 Renan citant Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, article Averroès, note H (Averroès et l’averroïsme , p. 213). 8 Renan, Averroès et l’averroïsme , p. 206-207. Nietzsche, qui connaissait peut-être Averroès et l’averroïsme , étant un lecteur attentif (et très critique) de Renan, tenait en tous cas Frédéric II pour un « génie », un « grand esprit libre », et disait de lui qu’il était le « premier Européen selon mon goût » (voir Par-delà le bien et le mal, § 200, et L’Antéchrist , § 60). L’éloge culmine dans Ecce Homo, où Nietzsche honore le « souvenir d’un athée et d’un ennemi de l’Eglise comme il faut, un de mes parents très proches, le grand empereur Hohenstaufen Frédéric II » (« Pourquoi j’écris de si bon livres », chapitre sur Ainsi parlait Zarathoustra). Notons que l’on trouve parmi les diatribes antireligieuses de Nietzsche ce passage qui est tout à fait dans l’esprit du Traité des trois imposteurs du XVIII e siècle : « La “loi”, la “volonté de Dieu”, le “livre sacré”, l’ “inspiration” – des mots qui ne désignent que les conditions qui permettent seules au prêtre d’arriver au pouvoir et de s’y maintenir, – ces idées se trouvent à la base de toutes les organisations sacerdotales, de tous les gouvernements ecclésiastiques et philosophico- ecclésiastiques. Le “saint mensonge” – commun à Confucius, au livre de Manou, à Mahomet et à l’Eglise chrétienne -- : ce mensonge se retrouve chez Platon. “La vérité est là” : cela signifie partout où l’on entend ces mots, le prêtre ment… » (L’Antéchrist , § 56). uploads/Litterature/ 3-imposteurs.pdf

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