HUME ET BERGSON, UNE PRATIQUE DE LA MÉTHODE CHEZ DELEUZE. RÉFLEXIONS POUR UNE É

HUME ET BERGSON, UNE PRATIQUE DE LA MÉTHODE CHEZ DELEUZE. RÉFLEXIONS POUR UNE ÉTHIQUE DE LA LECTURE (René Lemieux, École d’études politiques, Université d’Ottawa) Sous le thème de la « méthode », l’auteur se propose de formuler une éthique de la lecture à partir de Gilles Deleuze. L’analyse est fondée sur un dédoublement de la lecture : d’abord la lecture qu’a fait De- leuze de David Hume tel qu’exprimé dans Empirisme et subjectivité (1953) et celle de Henri Bergson dans Le bergsonisme (1966), ensuite par la lecture que l’auteur fait de ces deux livres de Deleuze. Par l’entremise de l’empirisme (Hume) et de l’intuition (Bergson), l’auteur conclut que la lecture que Deleuze a faite est performative en ce sens qu’elle fait ce qu’elle énonce. Une éthique de la lecture correspondante se voudra donc, de même, performative : elle dépassera le donné à tra- vers le délire, s’ouvrira à l’inhumain et au surhumain à travers le vir- tuel. Nous voudrions commencer ce texte avec une question très personnelle liée à ce qui se fait dans la discipline de la pensée politique : Qu’est-ce qui nous donne le droit de parler ? C’est une question qui peut paraître étrange, elle ne renvoie pas simplement à un droit de parole, mais aussi à l’angoisse de lire et d’écrire à propos de grands auteurs : conjugaison de l’inédit et de l’indicible. Afin de faire de cette angoisse un enjeu pour la pensée, on pourrait reformuler la question pour lui donner une teneur mé- thodologique : Comment lire les philosophes ? L’objectif de cet article sera d’abord pour nous de faire de cette question – et de cette angoisse – un enjeu d’interprétation et d’éthique1. 1 Cette angoisse, nous l’avons exploré longuement avec la rédaction d’un mémoire qui avait pour thème l’éthique du commentaire dans la lecture de Deleuze (Lecture de De- leuze. Essai sur la pensée éthique chez Gilles Deleuze, UQAM, 2007, dont l’objet d’étude était l’ensemble des monographies de Deleuze entre 1953 – année de la publica- tion d’Empirisme et subjectivité – et 1968 – publication de Spinoza et le problème de l’expression). L’expression « lecture de Deleuze » était à prendre en deux sens : notre in- térêt était à la fois la lecture que fait Deleuze en tant que commentateur, et celle que font Hume et Bergson 69 Cette question méthodologique sur la lecture est généralement dé- signée en philosophie par l’expression « commentaire philosophique » et a été habituellement étudiée par l’histoire de la philosophie. Le commen- taire philosophique s’inscrit dans un rapport différentiel avec le texte in- terprété. D’une part, il chercherait à répéter ce qui, dans le texte, mérite- rait d’être entendu de nouveau, d’être écrit de nouveau : une répétition chez l’auteur en lui-même. Une toute autre réflexion sur le commentaire viserait non pas la répétition, mais la différence, non pas à répéter, mais en quelque sorte à ajouter un propos nouveau à l’auteur, faire ressortir une différence – comme s’il y avait chez l’auteur quelque chose de caché que le commentateur viendrait rendre apparent aux yeux de tous : une différence, donc, chez l’auteur pour lui-même. Entre la différence et la répétition, y a-t-il chez Deleuze une méthode spécifique de lecture ? À tout le moins, et ce sera le but du présent article, peut-on en développer une à partir de sa lecture ? Beaucoup a été dit sur le fond du commentaire deleuzien ; assez peu sur la forme. Pour certains, Deleuze aurait falsifié les philosophes2. Pour d’autres, il les amplifierait3 : on s’entend généralement pour dire que Deleuze est dans le texte qu’on lit. Nous voulons ici revenir à ce pré- supposé du commentaire deleuzien afin de questionner le texte des pre- mières monographies de Deleuze consacrées à l’histoire de la philoso- phie. Le but n’est toutefois pas de démontrer si Deleuze parle de sa ____________________ les commentateurs de Deleuze. Lire Deleuze lisant : l’enjeu interprétatif était, en d’autres mots, de lire le philosophe comme lui-même en lisait d’autres. Voir aussi René Lemieux, « Pourquoi s’être rencontrés pour parler de Deleuze, pourquoi écrire maintenant autour de son œuvre ? », dans Dalie Giroux, René Lemieux et Pierre-Luc Chénier, Contr’hommage pour Gilles Deleuze. Nouvelles lectures, nouvelles écritures, Presses de l’Université Laval, 2009. 2 C’est la thèse de Guy Lardreau. Voir L’exercice différé de la philosophie. À l’occasion de Deleuze, 1999, et le texte « L’histoire de la philosophie comme exercice différé de la philosophie (Deleuze historien) », publié dans Gilles Deleuze. Immanence et vie, Paris : Presses Universitaires de France, 2006. Notons toutefois une exception selon lui : Gilles Deleuze étant un « bergsonien de la stricte obédience », Bergson « échappe à la falsifica- tion ». Guy Lardreau, « L’histoire de la philosophie comme exercice différé de la philo- sophie (Deleuze historien) », p. 66. 3 Voir par exemple Manola Antonioli, Deleuze et l’histoire de la philosophie, Paris : Édi- tions Kimé, 1999, et Éric Alliez, Deleuze. Philosophie virtuelle, Éditions Synthélabo, 1996. 70 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale propre philosophie ou pas (question qui finit généralement par des consi- dérations morales : c’est une bonne ou une mauvaise lecture…), mais nous demanderons plutôt Que fait Deleuze lorsqu’il lit les auteurs ? Comme il s’agit d’une question véritablement méthodologique et pra- tique, elle renvoie donc à une éthique. Nous avons choisi deux auteurs parmi ceux étudiés par Deleuze dans les premières années de sa carrière universitaire, David Hume et Henri Bergson. Plusieurs raisons ont moti- vé ce choix. D’abord, ces auteurs, quoique fondamentaux pour com- prendre la pensée de Deleuze, ont tendance à être délaissés lorsque vient le temps de commenter Deleuze, au profit de Nietzsche et de Spinoza, et même de Leibniz. Peut-être est-ce parce que Leibniz, Spinoza et Nietzsche, et il s’agit là d’une hypothèse, ont été les sources plus théo- riques de Deleuze alors que Hume et Bergson l’ont été pour ce qui est de la méthode. Notons, par exemple, que Hume et Bergson ont été les pre- miers philosophes étudiés par Deleuze4. Mais plus encore, Hume et Bergson semblent être des références constantes, quoique de manière té- nue, tout au long des publications de Deleuze5. Finalement, pour ce qui 4 On peut en juger par les premières publications de Deleuze : la première publication à laquelle il aura participé a pour titre Hume, sa vie, son œuvre. Avec un exposé de sa phi- losophie (en collaboration avec André Cresson, Paris : Presses Universitaires de France, 1952), suivi un an plus tard par Empirisme et subjectivité, parution de son diplôme d’études supérieures, soutenu sous la double direction de Jean Hyppolite et de Georges Canguilhem. De même pour les articles publiés, Deleuze en écrira deux sur Bergson qui seront publiés la même année : « Henri Bergson, 1859-1941 » pour le recueil Les Philo- sophes célèbres de Maurice Merleau-Ponty (Paris : Mazenod, 1956) et « La conception de la différence chez Bergson » dans la revue Les Études bergsoniennes (1956). Ces deux articles sont publiés dans le « trou de huit ans » qui suit la publication d’Empirisme et subjectivité. Pour une explication in extenso du contexte, voir François Dosse, Gilles De- leuze et Félix Guattari. Biographie croisée, 2007, p. 135 à 158. 5 Outre l’article « Hume » écrit pour un des tomes de l’Histoire de la philosophie dirigée par Châtelet (1972) – repris dans L’Île déserte et autres textes –, notons que le dernier texte de Deleuze, « L’immanence : une vie… » (Philosophie : Gilles Deleuze, n° 47, 1995, repris dans Deux régimes de fous) porte sur l’empirisme humien. De même pour Bergson, plusieurs livres postérieurs au Bergsonisme seront directement basés sur l’analyse deleuzienne de Bergson – mentionnons les deux études consacrées au cinéma (Image-mouvement, 1983, et Image-temps, 1985) –, ou encore, pour d’autres livres, le « bergsonisme » se présentera plus discrètement, en trame de fond, comme dans Le Pli. Leibniz et le baroque (1988). La permanence de Bergson dans les écrits de Gilles De- Hume et Bergson 71 est plus spécifiquement de l’histoire de la philosophie, notons que De- leuze, dans sa « Lettre à un critique sévère », place Hume dans une suite d’auteurs (Lucrèce, Spinoza, Nietzsche) qui s’opposeraient à la tradition rationaliste de l’histoire de la philosophie : « Il y a pour moi un lien se- cret constitué par la critique du négatif, la culture de la joie, la haine l’intériorité, l’extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir… »6 Et pour Bergson : Mon livre sur Bergson est pour moi exemplaire en ce genre7. Et aujourd’hui il y a des gens qui se marrent en me reprochant d’avoir écrit même sur Bergson. C’est qu’ils ne savent pas assez d’histoire. Ils ne savent pas ce que Bergson, au début, a pu con- centrer de haine dans l’Université française, et comment il a ser- vi de ralliement à toutes sortes de fous et de marginaux, mondais ou pas mondains. Et malgré lui ou pas, peu importe8. ____________________ leuze fera dire à Éric uploads/Litterature/ rene-lemieux-hume-et-bergson.pdf

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