Entre l’Argentine, la Louisiane et le Japon : les retours de Flores de un sólo

Entre l’Argentine, la Louisiane et le Japon : les retours de Flores de un sólo día de Anna Kazumi-Stahl Barbara Mauthes Doctorante à l’Université de Cergy-Pontoise Anna Kazumi-Stahl est née en 1962 à Shreveport en Louisiane, d’une mère japonaise et d’un père américain. Elle a également des ascendants allemands. Après des études à Berkeley où elle obtient un doctorat en littérature comparée en 1995, elle choisit de vivre en Argentine et d’écrire ses fictions en espagnol. C’est donc à Buenos Aires et en espagnol qu’elle écrit ses œuvres, le recueil de nouvelles Catástrofes naturales (« Catastrophes naturelles ») en 19971 (inédit en français) et le roman Flores de un sólo día en 20022, publié en français sous le titre Fleurs d’un jour en 20053. Nous allons nous concentrer sur les retours dans ce dernier ouvrage. Car Flores de un sólo día est un roman de retours, sur de multiple plans. Nous les explorerons dans notre développement, mais avant tout il nous faut résumer l’intrigue plutôt complexe de ce roman, pourtant écrit dans un style d’une belle simplicité. La protagoniste, Aimée, arrive à huit ans à Buenos Aires. Elle est accueillie par une dame, Eveline, la sœur de l’homme qui en Louisiane l’a mise à toute vitesse dans l’avion pour l’Argentine, dont elle sort à peine. Cet homme, pour la petite Aimée, est simplement « l’Argentin ». Elle ne connaît pas l’espagnol et la tirade explicative qu’elle débite à Eveline, a été apprise par cœur. Elle est accompagnée par sa mère Hanako, une Japonaise dont on apprendra qu’une fièvre cérébrale dans l’enfance l’a laissée mutique, incapable de communiquer normalement, mais très sereine. Aimée et sa mère vivent donc chez Eveline, et restent dans l’appartement de la vieille dame après sa mort. Aimée ouvre une boutique d’arrangements floraux et d’ikebana, dans laquelle Hanako se charge de créer les compositions. Finalement, Aimée se marie avec Fernando, un médecin. Chaque jour, Hanako compose, en plus des bouquets à vendre, un bouquet spécialement dévolu à la décoration de l’appartement, qui se trouve remplacé le lendemain, d’où le titre du roman. Un jour, la lettre d’un avocat, Maître Lafourche, arrive de la Nouvelle-Orléans, annonçant à Aimée qu’elle hérite d’une maison dans cette ville et qu’elle est priée de venir faire les démarches juridiques nécessaires. Alors Aimée se décide, après quelques coups de téléphone perturbants à Lafourche, à retourner sur son lieu de naissance où elle commence à recueillir des indices et des témoignages qui lui permettent de reconstituer progressivement l’histoire de ses parents et de comprendre les raisons de son départ précipité de la Nouvelle -Orléans. Au fur et à mesure de son enquête, qui dure deux jours seulement car Aimée répugne à s’éloigner de sa mère, elle découvre son passé. Nous résumons brièvement : la maison dont elle hérite avait appartenu des décennies plus tôt à Henri Lévrier, qui eut une fille, Marie, qu’Aimée avait vaguement connue petite et qu’elle appelle « la grand-mère Marie ». Marie, animée pour des raisons qui 1 Buenos Aires, Sudamericana, 1997 2 Barcelone, Seix Barral, première édition en 2002, deuxième édition en 2003 3 Traduction d’Isabelle Gugnon, Paris, Seuil, 2005 1 resteront inexpliquées, d’une haine farouche à l’égard de son père, va s’acharner à lui faire perdre son patrimoine immobilier. Un point de son plan consiste à tomber enceinte d’un des ouvriers de ce même père, afin que le scandale lui nuise. Mais une fois enceinte, l’ouvrier s’enfuit, et l’enfant, Claude Lévrier, va vivre avec son grand-père. Jeune homme, il adhère à la foi catholique et développe des sentiments religieux confinant au fanatisme. Envoyé au Japon durant la Deuxième Guerre mondiale, où il a un grade, il doit un jour participer à un assaut militaire contre le domicile d’un gradé japonais. Après le fracas de l’assaut, Claude découvre une fillette de huit ou dix ans, terrorisée et muette, Hanako, la fille du militaire japonais tué. Bourrelé de remords, il s’arrange pour la ramener avec lui en Louisiane et la faire vivre sous sa tutelle dans la maison d’Henri, que celui-ci a finalement réussi à arracher à sa fille. Pour s’en débarrasser, il l’a mariée à un de ses employés payé pour accepter, un immigré argentin, nommé Francisco O’Leary, l’homme qu’Aimée surnomme « l’Argentin ». Hanako grandit en Nouvelle-Orléans, et à quinze ans, son ventre s’arrondit : elle est enceinte. Mais son amant reste invisible. Un étranger s’approche en effet parfois de la maison, disent des témoins vieillis qui parlent à Aimée, et Hanako disparaît durant d’assez longues périodes, disent les domestiques à Claude Lévrier, mais il est impossible d’identifier le géniteur. Sidéré, Claude redouble de prudence. L’enfant, Aimée, naît et grandit dans la maison, mais un retournement de situation expose soudain Aimée et sa mère aux foudres de Marie. Francisco, l’amant secret de Hanako, le père d’Aimée, se résout alors à envoyer à toute vitesse sa bien-aimée et son enfant en Argentine, chez sa sœur. C’est alors que commence le roman. Il y a donc retour : un point de départ (l’Argentine), un point d’arrivée (la Nouvelles-Orléans). Mais le dialogue entre ces deux espaces (cristallisé dans les difficultés linguistiques que connaissent les personnages) doit composer avec un troisième espace plus éthéré : le langage spécial de Hanako, hors des langues officielles. Hanako a vécu les éléments dont Aimée entend parler, elle sait et transmet des informations à sa manière. Hanako ajoute un paramètre à la situation : Aimée retourne vers ses origines aidées par les indices que distille sa mère mutique, même à distance à travers les fax que Fernando envoie à l’hôtel d’Aimée. Le voyage géographique d’Aimée se double d’un voyage intime dans la zone silencieuse, étrange et étrangère de son héritage culturel : le lointain Japon. En ce sens, le roman exploite certains stéréotypes familiers à l’Occident où le Japon reste un espace à rêver, le support d’une « géopoétique » pour citer Michel Ferrier4. Notre réflexion se déploiera autour de trois axes s’imbriquant naturellement. Nous commencerons par analyser ce retour d’Aimée comme l’enquête policière qu’elle est. Et puisque c’est Hanako qui est l’œil muet du tourbillon d’indices et de témoignages qu’Aimée va recueillir, c’est son rôle et sa valeur allégorique au sein de la progression d’Aimée vers son histoire personnelle que nous analyserons. Cette étude nous mènera à des considérations sur l’aspect métalittéraire et métalinguistique du roman, qui fait vivre des retours dans les langues mêmes. 4 Ferrier, Michel, « La tentation du Japon chez les écrivains français », in La Tentation de la France, la tentation du Japon. Regards croisés, Paris, Philippe Picquier, 2003, p. 33-55, p 35 2 I. L’enquête A. Suivre la piste Le roman de Kazumi-Stahl est un roman policier. Le point de vue est interne : c’est celui d’Aimée tout le long du texte, sauf dans le premier chapitre où le point de vue est celui de Eveline. Ce passage d’un point de vue à un autre s’effectue en même temps qu’Aimée cesse d’être un personnage mystérieux et exotique pour s’intégrer linguistiquement, culturellement, institutionnellement à son pays d’accueil, sans perdre son statut de personnage au passé obscur, ni cette couleur d’étrangeté et d’étrangéité : à plusieurs reprises la narration insiste sur la beauté métis et surprenante de la jeune femme qui arbore des traits asiatiques et des cheveux de miel foncé. Si la focalisation se fait avec Aimée c’est qu’elle a devant le lecteur, en tant que personnage, assez de substance, de structure pour supporter cette focalisation. Cette focalisation sert une intrigue qui se déroule comme une enquête policière, où l’enquêtrice, Aimée, est partiellement l’objet même de l’enquête, car introduite dans la narration comme un mystère. Outre ce mystère de l’identité et de l’origine à élucider, le roman met en place de multiples épisodes où la communication, et les situations de communication, sont les thèmes centraux. Conversations téléphoniques, correspondances, dessins, entretiens de visu où les attitudes ont leur importance rythme le roman. Par exemple, lorsqu’Aimée reçoit la si déconcertante lettre de Louisiane, elle s’efforce, avant de l’ouvrir, de deviner à partir des tampons et des timbres qu’elle porte ce qu’elle annonce. C’est Maître Lafourche, lors de leur entretien en tête-à-tête, qui lui apprend une grande partie de l’affaire des méfaits de la « grand-mère Marie », de manière biaisée et partielle, fatalement, puisque Lafourche n’a eu accès qu’à la facette juridique de cette affaire. Mais l’avocat donne à Aimée des noms de personnes ayant été concernée par les péripéties de la vie des Lévrier, dont Philippe Chalmette, frère d’arme et ami de Claude Lévrier. Durant une longue conversation avec ce vieux monsieur un peu sénile, Aimée apprend comment Hanako a été adoptée par Claude Lévrier et le genre de relations chastes et paternelles que Claude entretenait avec Hanako, même si pour mieux la protéger officiellement il l’a épousée. Au téléphone, le premier soir du court séjourd’Aimée en Louisiane, Fernando la prévient que, fait extraordinaire, Hanako a dessiné. Il lui faxe les œuvres qui ont tout l’air de représenter une maison sur pilotis. Cette image bien en tête, Aimée avise dans sa uploads/Litterature/ revenirmauthes-la-roche-guyon.pdf

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