Revue germanique internationale 11 | 1999 Nietzsche moraliste Oubli, mémoire, h

Revue germanique internationale 11 | 1999 Nietzsche moraliste Oubli, mémoire, histoire dans la « Deuxième Considération inactuelle » Jacques Le Rider Édition électronique URL : http://rgi.revues.org/725 DOI : 10.4000/rgi.725 ISSN : 1775-3988 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 15 janvier 1999 Pagination : 207-225 ISSN : 1253-7837 Référence électronique Jacques Le Rider, « Oubli, mémoire, histoire dans la « Deuxième Considération inactuelle » », Revue germanique internationale [En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 21 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/725 ; DOI : 10.4000/rgi.725 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés Oubli, mémoire, histoire dans la «Deuxième Considération inactuelle» JACQUES LE RIDER La temporalité individuelle et les représentations culturelles du temps sont fondées sur une bonne économie de l'oubli et de la mémoire. Le bel ouvrage de Harald Weinrich sur l'histoire intellectuelle de l'oubli, Lethe 1, fait contrepoids aux abondantes recherches sur la mémoire et la transmis- sion. Il commence par l'analyse du passage du De oratore de Cicéron où Simonide, resté célèbre pour son invention d'une mnémotechnie, vient consulter le grand Thémistocle pour lui demander de lui enseigner l'art de la mémoire parfaite. Thémistocle lui répond qu'il se soucie fort peu d'acquérir l'art de la mémoire : il préférerait, dit-il, apprendre à oublier ce qu'il voudrait oublier, posséder l'art de l'oubli (ars oblivionis) plutôt que l'art de la mémoire (ars memoriae). Thémistocle souhaitait, commente Cicéron, se débarrasser de toutes ces choses vues et entendues qui encombraient sa mémoire, car rien de ce qui entrait dans son esprit ne pouvait en sortir. Plutarque confirme que Thémistocle se rappelait par exemple le nom de tous les Athéniens qu'il rencontrait. En somme, ses excellentes qualités de mémoire étaient poussées jusqu'à un paradoxal excès : même ce dont il ne voulait pas se souvenir, il se le rappelait, mais ce qu'il voulait oublier, il n'arrivait pas à le faire sortir de sa mémoire. Yosef H. Yerushalmi, dans sa contribution au Colloque de Royaumont « Usages de l'oubli », en 1987, commençait par un apologue fort suggestif. Il soulignait que la condition moderne se caractérise par deux maux pré- sents simultanément : l'atrophie de la mémoire et l'hypertrophie de l'histoire. Les médias planétaires, la mode, l'impératif de dépassement per- pétuel que les avant-gardes imposent aux « modernes » sont autant d'exemples de ce paradoxal alliage de l'historicisme et de l'amnésie. L'information en temps réel et l'accumulation des archives transforment le temps présent en « histoire immédiate » : toute « actualité » devenant de 1. Harald Weinrich, Lethe. Kunst und Kritik des Vergessens, Munich, C. H. Beck, 1997. Revue germanique internationale, 11/1999, 207 à 225 plus en plus rapidement historique, l'histoire et l'éphémère ne se distin- guent plus clairement. Dans le domaine de la création, « dépasser » veut dire à la fois se mesurer au passé historique et vouloir l'oublier. La logique de la découverte scientifique n'a-t-elle pas besoin de l'oubli autant que de la mémoire ? Harald Weinrich souligne que le Discours de la méthode accorde la plus grande importance à l'opération préalable de table rase : rejeter les opinions qui s'étaient glissées autrefois en ma créance, me défaire de tout le reste de mes opinions, déraciner de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient installées, c'est en ces termes que parle Descartes. Dans le récit Furies ou la mémoire, Jorge Luis Borges rappelle que « penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails» 1. Depuis son accident, Funes est doué ou plutôt affligé d'une mémoire prodigieuse. « Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d'ordures. [...] Non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu'il l'avait vue ou imaginée. [...] Il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dis- semblables et de formes diverses : cela le gênait que le chien de trois heu- res quatorze (vue de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). » 2 Yerushalmi rappelait les études de cas psychopathologiques présentées p a r Alexandre R o m a n o v i t c h Luria (1902-1977), dans 772« Mon with a Shat- tered World : The History qf a Brain Wound et dans The Mind qf a Mnemonist : a Little Book about a Vast Memory 3. La récente mise en scène du second de ces ouvrages de Luria p a r Peter Brook, sous le titre Je suis un phénomène, a r e n d u populaire le personnage d u « mnémoniste » S o l o m o n Shereshevsky 4. Mais cette présentation isolée du cas d'hypermnésie observé par Luria avait le défaut de ne pas rendre le contraste avec le cas opposé, celui de l'homme ayant subi une lésion du cerveau à la suite d'une blessure de guerre et « dont le monde volait en éclats ». Ces deux études de cas, deux « romans psychologiques » au sens propre du mot, sont indissociables, car ils enseignent qu'il est difficile de vivre sans oublier, mais qu'il est tout aussi impossible de vivre sans mémoire. Pour illustrer l'idée de mémoire comme distincte de celle d'histoire, mais aussi l'idée d'hypertrophie de la mémoire comme inconvénient pour la vie, je voudrais évoquer l'émouvante nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1929, intitulée Buchmendel et traduite sous le titre Le bouquiniste Mendel. Mendel est un « génie de la mémoire » : « Ce petit juif de Galicie, rabou- 1. Jorge Luis Borges, Funes ou la mémoire, in Fictions, Paris, Gallimard, « Folio », 1974, p. 118. 2. Ibid., p. 117. 3. Trad. franc. : Alexandre Luria, L'Homme dont le monde volait en éclats, préface d'Oliver Sacks, Paris, Seuil, 1995 (regroupe les textes L'Homme dont le monde volait en éclats et Une prodigieuse mémoire). Une première traduction française de Une prodigieuse mémoire avait été publiée en 1970 (Éditions Delachaux & Niestlé). 4. Théâtre des Bouffes du Nord, du 24 mars au 30 mai 1998, avec Maurice Bénichou dans le rôle du « mnémoniste ». gri, contrefait et hirsute, était un titan de la mémoire. Derrière ce front crayeux, sale, que l'on eût dit recouvert d'une mousse grise, était gravé comme dans l'airain, par la main fantomatique et invisible de la mémoire, le moindre nom, le moindre titre jamais imprimé sur la première page d'un livre. De chaque ouvrage, paru hier ou il y a deux cents ans, il pou- vait citer sans hésitation, le nom de l'auteur, le lieu de publication, le prix neuf ou d'occasion. [...] De tous les livres, qu'il les ait eus en main ou qu'il ne les ait qu'entrevus de loin dans une devanture ou dans une biblio- thèque, il avait une vision nette. » 1 La fin du bouquiniste Mendel est lamentable. Arrêté par la police autrichienne durant les années de Première Guerre mondiale, dont il ignore presque tout, car il ne lit pas les journaux, l'apatride galicien est interné dans un camp de concentration autrichien pour civils russes où il meurt de dysenterie, frappé de folie. Cette nouvelle de Stefan Zweig est bien sûr la prémonition du sort des Juifs d'Europe centrale. Mais c'est aussi une allégorie très frappante de la réduction historiciste de la trans- mission culturelle et de la tradition juive du primat de l'écriture. Mendel a tout lu. Mais ce M. Memory ne possède qu'un catalogue, une bibliothèque dans la tête. Il faudrait insister sur l'importance de la bibliothèque en feu dans le grand roman d'Elias Canetti, Auto-da-fé, et sur le persiflage de la Bibliothèque nationale que visite le général le général Stumm von Bord- wehr dans L'homme sans qualités de Robert Musil : on constaterait que l'épuisement de la culture est pensé par tous ces romanciers sous les espè- ces de la décadence et de la ruine des bibliothèques et des bibliothécaires. Sur ce thème aussi, Borges a écrit l'un de ses textes les plus profonds, La bibliothèque de Babel, qui résume le procès de la culture historiciste : « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes. » 2 Un autre problème que rencontre la réflexion sur l'oubli et la mémoire, en relation avec la réflexion sur la transmission des identités col- lectives (nationale, culturelle, religieuse, etc.), est celui de 1' « utilité » de l'histoire : celle-ci est-elle en mesure de susciter et de guider l'anamnèse collective et individuelle ? Les études historiques suffisent-elles à sauver une tradition ? L'histoire n'est-elle pas au contraire le coup de grâce porté à une tradition qui, dès qu'elle devient historique, cesse de vivre ? Comment, en somme, mettre l'histoire au service de la mémoire ? Notre xx e siècle n'a-t-il pas souvent laissé pulluler l'histoire au détriment de la mémoire ? La « maladie historique » dont parle Nietzsche et qui, dans l'histoire de l'historiographie, porte le nom d'historicisme, uploads/Litterature/ rider-oubli-memoire-histoire-dans-la-deuxieme-consideration-inactuelle-nietzsche.pdf

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