Le plaisir du texte ROLAND BARTHES C ollection “ T el Q uel” AUX ÉDITIONS DU SE
Le plaisir du texte ROLAND BARTHES C ollection “ T el Q uel” AUX ÉDITIONS DU SEUIL LE PLAISIR DU TEXTE DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS Le degré zéro de l’écriture coll. Pierres vives, 1953 coll. Points, 1972 Michelet par lui-même coll. Écrivains de toujours, 1954 Mythologies coll. Pierres vives, 1957 coll. Points, 1970 Sur Racine coll. Pierres vives, 1963 Essais critiques coll. Tel Quel, 1964 Critique et Vérité coll. Tel Quel, 1966 Système de la mode 1967 SfZ coll. Tel Quel, 1970 Sade, Fourier, Loyola coll. Tel Quel, 1971 AUX ÉDITIONS SKIRA L ’Empire des Signes coll. Sentiers de la création, 1970 ROLAND BARTHES LE PLAISIR DU TEXTE ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION TEL QUEL DIRIGÉE PAR PHILIPPE SOLLERS © Éditions du Seuil, 1973. L a loi du 11 m ars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. T o u te représentation ou reproduction intégrale o u partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentem ent de l'au teu r ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal, La seule passion de ma vie a été la peur. Hobbes Le plaisir du texte : tel le simulateur de Bacon, il peut dire : ne jamais s'excuser, ne jamais s'expliquer. Il ne nie jamais rien : « Je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation. » Fiction d ’un individu (quelque M. Teste à l’envers) qui abolirait en lui les barrières, les classes, les exclusions, non par syncré tisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique; qui mélan gerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles; qui supporterait, muet, toutes les accusations d ’illogisme, d ’infidélité; qui resterait impassible devant l’ironie socratique (amener l’autre au suprême opprobre : se contredire) et la terreur légale (combien 9 LE PLAISIR DU TEXTE de preuves pénales fondées sur une psychologie de l’unité!). Cet homme serait l’abjection de notre société : les tribunaux, l’école, l’asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction? Or ce contre-héros existe : c’est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabita tion des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. (Plaisir[Jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j ’achoppe, j ’embrouille. De toute manière, il y aura toujours une marge d ’indécision ; la distinction ne sera pas source de classements sûrs, le paradigme grincera, le sens sera précaire, révocable, réversible, le discours sera incomplet.) 10 * * * Si je lis avec plaisir cette phrase, cette his toire ou ce mot, c’est qu’ils ont été écrits dans le plaisir (ce plaisir n ’est pas en contradic tion avec les plaintes de l’écrivain). Mais le contraire ? Écrire dans le plaisir m ’assure-t-il — moi, écrivain — du plaisir de mon lecteur? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche, (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n ’est pas la « personne » de l’autre qui m ’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu. On me présente un texte. Ce texte m ’en nuie. On dirait qu’il babille. Le babil du texte, c’est seulement cette écume de langage qui se forme sous l’effet d ’un simple besoin 11 LE PLAISIR DU TEXTE d ’écriture. On n ’est pas ici dans la perver sion, mais dans la demande. Écrivant son texte, le scripteur prend un langage de nourris son : impératif, automatique, inaffectueux, petite débâcle de clics (ces phonèmes lactés que le jésuite merveilleux, van Ginneken, plaçait entre l’écriture et le langage) : ce sont les mouvements d’une succion sans objet, d ’une oralité indifférenciée, coupée de celle qui produit les plaisirs de la gastrosophie et du langage. Vous vous adressez à moi pour que je vous lise, mais je ne suis rien d’autre pour vous que cette adresse; je ne suis à vos yeux le substitut de rien, je n’ai aucune figure (à peine celle de la Mère) ; je ne suis pour vous ni un corps, ni même un objet (je m ’en moquerais bien : ce n ’est pas en moi l’âme qui réclame sa reconnaissance), mais seulement un champ, un vase d’expansion. On peut dire que finale ment ce texte, vous l’avez écrit hors de toute jouissance; et ce texte-babil est en somme un texte frigide, comme l’est toute demande, avant que ne s’y forme le désir, la névrose. 12 LF. I’ LA ISI it DU T E X T E La névrose est un pis-aller : non par rapport à la « santé », mais par rapport à 1’« impos sible » dont parle Bataille (« La névrose est l’appréhension timorée d ’un fond d’impos sible », etc.) ; mais ce pis-aller est le seul qui permet d ’écrire (et de lire). On en vient alors à ce paradoxe : les textes, comme ceux de Bataille — ou d ’autres — qui sont écrits contre la névrose, du sein de la folie, ont en eux, s'ils veulent être lus, ce peu de névrose nécessaire à la séduction de leurs lecteurs : ces textes terribles sont tout de même des textes coquets. Tout écrivain dira donc : fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis. Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : 13 LE PLAISIR DU TEXTE c’est l’écriture. L ’écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son kamasïïtra (de cette science, il n ’y a qu’un traité : l’écri ture elle-même). * * * Sade : le plaisir de la lecture vient évidem ment de certaines ruptures (ou de certaines colli sions) : des codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) entrent en contact; des néologismes pompeux et dérisoires sont créés; des messages pornographiques viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire. Comme dit la théorie du texte : la langue est redistribuée. Or cette redistribution se fait toujours par coupure. Deux bords sont tracés : un bord sage, conforme, plagiaire (il s’agit de copier la langue dans son état canonique, tel qu’il a été fixé par l’école, le bon usage, la littérature, la culture), et un autre bord, mobile, vide (apte à prendre n’importe quels contours), qui n ’est jamais que le lieu de son 14 LE l’LAISIR DU TEXTE effet : là où s’entrevoit la mort du langage. Ces deux bords, le compromis qu’ils mettent en scène, sont nécessaires. La culture ni sa destruction ne sont érotiques; c’est la faille de l’une et de l’autre qui le devient. Le plaisir du texte est semblable à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le liber tin goûte au terme d ’une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment où il jouit. De là, peut-être, un moyen d ’évaluer les œuvres de la modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu’elles ont toujours deux bords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais ce n ’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’in téresse pas; ce qu’il veut, c’est le lieu d ’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouis sance. La culture revient donc comme bord : sous n ’importe quelle forme. 15 LE PLAISIR DU TEXTE Surtout, évidemment (c’est là que le bord sera le plus net) sous la forme d’une matéria lité pure : la langue, son lexique, sa métrique, sa prosodie. Dans Lois, de Philippe Sollers, tout est attaqué, déconstruit : les édifices idéo logiques, les solidarités intellectuelles, la sépa ration des idiomes et même l’armature sacrée de la syntaxe (sujet/prédicat) : le texte n ’a plus la phrase pour modèle; c’est souvent un jet puissant de mots, un ruban d ’infra-langue. Cependant, tout cela vient buter contre un autre bord : celui du mètre (décasyllabique), de l’assonance, des néologismes vraisemblables, des rythmes prosodiques, des trivialismes (cita- tionnels). La déconstruction de la langue est coupée par le dire politique, bordée par la très ancienne culture du signifiant. 16 LE PLAISIR DU TEXTE Dans Cobra, de Severo Sarduy (traduit par Sollers et l’auteur), l’alternance est celle de deux plaisirs en état de surenchérissement; l’autre bord, c’est l’autre bonheur : encore, encore, encore plus! encore un autre mot, encore une autre fête. La langue se reconstruit ailleurs par le flux uploads/Litterature/ roland-barthes-le-plaisir-du-texte.pdf
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- Publié le Apv 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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