Ridel – intro. 1 RÉFLEXIONS AUTOUR DES DICTIONNAIRES BILINGUES ET MULTILINGUES

Ridel – intro. 1 RÉFLEXIONS AUTOUR DES DICTIONNAIRES BILINGUES ET MULTILINGUES Introduction à la problématique Élisabeth RIDEL CNRS – CRHQ1 Université de Caen Le dictionnaire : de l’« outil » à l’objet d’étude L’étude des dictionnaires en France, et même plus généralement dans les pays occidentaux, est assez récente : elle démarre véritablement dans les années 1960, en particulier avec la thèse de Bernard Quemada en 19682. Elle se poursuit dans les années 1970 avec les travaux de Jean Dubois et surtout avec ceux d’Alain Rey3, lexicologue bien connu pour diriger les dictionnaires Le Robert et pour avoir tenu pendant quelques années une chronique à France- Inter sur l’origine et l’usage des mots. Depuis ces années, les études n’ont cessé de se multiplier, et je citerais l’une des dernières en date parce qu’elle a été récompensée récemment par l’Académie française : celle de Jean Pruvost Les Dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture4. Les dictionnaires bilingues, qui nous occupent, ont fait l’objet d’une analyse plus tardive ; c’est également le cas des dictionnaires de spécialité. Voici ce qu’en disent en 1996 les linguistes Henri Béjoint et Philippe Thoiron dans leur introduction à l’ouvrage collectif Les Dictionnaires bilingues5 : Tout se passe – se passait – comme si ces ouvrages étaient vus comme des outils, indispensables certes, mais pas plus digne d’une réflexion méthodologique qu’un tournevis ou un tire-bouchon. Il est vrai que le dictionnaire, qu’il soit d’ailleurs bilingue ou monolingue, se voit régulièrement qualifié d’« outil » (le mot revient à trois reprises dans ce cycle de séminaires), c’est-à-dire un objet qui permet d’exécuter un travail. Dans les bibliothèques, il est classé dans la catégorie des « usuels », ce terme en disant long sur la banalité du dictionnaire : usuel signifie « qui est utilisé habituellement, qui est d’un usage courant ». Le dictionnaire fait partie des ouvrages dit de « consultation » et s’avère souvent malmené physiquement : on 1 Centre de Recherche d’Histoire Quantitative (UMR 6583) ; chercheur associé à ERLIS (Université de Caen, EA 4254). 2 B. QUEMADA, Les Dictionnaires du français moderne (1539-1863). Étude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Paris, Didier, 1968. 3 J. DUBOIS, Introduction à la lexicographie : le dictionnaire, Paris, Larousse, 1971 ; A. REY, Le lexique : images et modèles. Du dictionnaire à la lexicologie, Paris, Armand Colin, 1977. 4 Paris, Éditions Orphrys, 2007. 5 H. BÉJOINT et P. THOIRON (dir.), Les Dictionnaires bilingues, Bruxelles, Éditions Duculot, 1996, p. 5. 2 l’ouvre et on le referme rapidement ; éventuellement on l’aplatit à la bonne page ; on le corne sans vergogne. On accorde peu de soin à cet outil en tant que pur objet : combien de dictionnaires ont-ils servi à caler des livres dans une bibliothèque quand ils n’ont pas servi de presse-papiers en raison de leur poids souvent important ? Le dictionnaire est de l’ordre du « pratique », destiné à offrir rapidement des informations. Ne serait-il donc qu’un intermédiaire, qui permettrait d’accéder à une connaissance sans étre réellement porteur de connaissances ? Les nombreuses études qui lui sont consacrées ont déjà largement démontré qu’il n’en est rien : au-delà de l’« outil », le dictionnaire est l’un des reflets de la culture d’un pays : derrière un dictionnaire, en effet, il y a une langue, une communauté linguistique, une civilisation. Les dictionnaires bilingues et multilingues sont d’autant plus riches d’intérêt qu’ils embrassent au minimum deux cultures. Ce cycle de séminaires s’inscrit dans un programme de l’équipe ERLIS, intitulé Aux origines des dictionnaires bilingues : interculturalité, lexicographie et identité, l’idée première étant de s’interroger sur la naissance de la lexicographie bilingue en Europe au regard des échanges culturels et de la construction des identités européennes. Car étudier les origines des dictionnaires bilingues, c’est étudier l’évolution du regard porté sur la langue de « l’autre ». Il ne s’agit plus ici de traduire pour comprendre, il s’agit aussi d’apprendre. Le dictionnaire bilingue représente une forme de reconnaisance des langues nationales : la reconnaissance d’une identité linguistique et culturelle propre à chaque pays. À quel moment cesse t-on de regarder la langue de « l’autre » comme une langue « barbare », au sens péjoratif du terme, pour l’aborder d’un point de vue didactique ? Les dictionnaires bilingues ont incontestablement participé à la diffusion des langues nationales, mais aussi à leur standardisation. Après s’être imposées difficilement face au latin, les « langues vulgaires », vont peu à peu se fixer, imposer le « bon usage » par rapport aux dialectes et patois. Mais le dictionnaire bilingue n’est pas seulement un instrument de diffusion, c’est aussi un instrument de conservation quand il s’agit de sauver une langue rare ou en voie d’extinction. Je citerai, à titre d’exemple, le cas du norn des îles Shetland, dialecte nordique parlé jusqu’au XVIIIe siècle, que le philologue Jakob Jakobsen porta à notre connaissance en recueillant les vestiges de cet idiome – environ 10 000 mots – dans un dictionnaire bilingue norn > danois, publié entre 1908 et 1921 ; traduit plus tard en anglais celui-ci aboutira à un dictionnaire norn > anglais. Dans le cas des langues minoritaires, le dictionnaire bilingue est un objet culturel important parce qu’il contribue à l’affirmation identitaire d’une communauté. Le dictionnaire, cet outil extraordinaire au service d’une langue, s’avère donc un objet complexe, qui appelle de multiples réflexions. Réflexions et perspectives de recherche Les réflexions menées au cours de ces séminaires et les perspectives de recherche à venir suivent, en gros, deux grandes orientations : a) une orientation que je qualifierais d’« environnementale », qui consiste à étudier le contexte historique, social et culturel des dictionnaires bilingues ; b) une orientation méthodologique, qui porte sur la confection même des dictionnaires ; UNE DÉMARCHE « ENVIRONNEMENTALE » Dans le cadre d’une démarche environnementale, la réflexion visera à : 3 — apprécier la transition Moyen-Âge – Renaissance, période où s’élaborent les premiers dictionnaires de langues vulgaires ; — étudier les circonstances historiques (politiques, culturelles, commerciales) qui ont favorisé l’émergence d’une culture lexicographique bilingue : la multiplication des voyages et des relations internationales6, notamment, sont autant de facteurs qui répondent à un besoin de traduire et de connaître la langue des « autres » ; — s’interroger sur les destinataires de ces dictionnaires, sur leur usage ; — voir comment la langue de « l’étranger » était perçue avant et pendant la constitution de ces dictionnaires, en particulier dans les œuvres narratives (œuvres littéraires, récits de voyage…) ; comment elle était nommée (on passe par exemple des « langues teutoniques » à l’« allemand ») ; — mesurer les écarts chronologiques entre les différentes parutions (les dictionnaires bilingues français > langues scandinaves font leur entrée plus tardivement) ; analyser les progrès lexicographiques au fil des siècles. — étudier la vie d’un lexicographe. Les dictionnaires bilingues et multilingues dans le cadre des échanges internationaux seront tout d’abord traités par Alejandra Testino, qui nous montrera comment les relations politiques entre la France et l’Espagne au XVIIe siècle a pu favoriser la naissance des premiers dictionnaires français > espagnol, mais aussi par Rembert Eufe, Juan Carlos D’Amico et moi-même. Nous insisterons en particulier sur l’identité des destinaires de ces dictionnaires, que furent les commerçants et les diplomates de la Renaissance ainsi que les marins à partir du XVIIIe siècle7. Au travers de leurs destinaires se pose également la question de l’utilité et de l’usage mêmes des dictionnaires bilingues et multilingues : à quoi servent-ils ? Patrice Lajoye replacera dans leur contexte mythologique les 17 gloses qui composent le Glossaire d’Endlicher gaulois > latin, daté du IVe ou du Ve siècle, et Viviana Agostini fera le point sur l’utilisation de la lexicographie bilingue en France au XIXe siècle dans l’enseignement de l’italien. Enfin, par leur mise en parallèle d’un lexique dans plusieurs langues, les premiers dictionnaires plurilingues étaient certainement de bons outils pour pouvoir mettre en valeur les liens de parenté qui existent entre ces langues, François Émion s’interrogera donc sur le rôle qu’ont pu jouer ces dictionnaires dans l’émergence de l’idée indo-européenne. UNE DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE Parallèlement, une analyse plus détaillée portant sur les mots constituant ces dictionnaires peut être entreprise. Point de rencontre entre langue, société et histoire, le mot reflète souvent 6 Citons, par exemple, le dictionnaire de Noël de Berlaimont pour « marchands et voyageurs » en 6 langues : langues « teutoniques », anglais, latin, français, langues « hispaniques » et « italiennes » (N. DE BERLAIMONT, Colloquia cum dictionariolo sex linguarum, Anvers, 1583 ; conservé à la Bibliothèque universitaire de Tours, fonds Brunot) ; il sera revu, corrigé et augmenté en 1634 de « quatre Dialogues très-profitables et utiles, tant au faict de marchandises, qu’aux voyages et autres trafiques ». Mais le plus célèbre des dictionnaires plurilingues de voyage est celui de l’Italien Ambrogio Calepino (c. 1440-1510), qui en 1502 met en parallèle les langues latine, italienne et française ; il ne comptera pas moins de dix langues dans ses dernières éditions. C’est ainsi que nous adopterons le mot uploads/Litterature/ role-du-dictionnaire.pdf

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