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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=GEN&ID_NUMPUBLIE=GEN_065&ID_ARTICLE=GEN_065_0112 L’écriture d’une thèse en sciences sociales : entre contingences et nécessités par Lamia ZAKI | Belin | Genèses 2006/4 - N° 65 ISSN 1155-3219 | pages 112 à 125 Pour citer cet article : — Zaki L., L’écriture d’une thèse en sciences sociales : entre contingences et nécessités, Genèses 2006/4, N° 65, p. 112-125. Distribution électronique Cairn pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Lamia Zaki L’écriture d’une thèse en sciences sociales : entre contingences et nécessités 112 S A V O I R - F A I R E L L’écriture d’une thèse en sciences sociales: entre contingences et nécessités Lamia Zaki pp. 112-125 Si l’écriture sociologique apparaît comme un sujet presque tabou, c’est sans doute d’abord parce qu’elle relève d’une expérience vécue le plus souvent par les auteurs comme éminemment individuelle, non partageable, difficilement transmissible (et donc quasi «magique»). Elle apparaît également comme un exercice douloureux, dans le sens où il s’agit d’en accepter et d’en assumer le carac- tère contingent – si fortement ressenti face au vertige de la page blanche – tout en s’efforçant de le réguler. Pourtant, le défi et les enjeux du travail sociologique semblent se situer en amont : la construction d’une démonstration est censée précéder le travail de rédaction. Tout en faisant la grâce au lec- teur de ménager ses effets, de le tenir en haleine, on attend de l’auteur qu’il propose un texte problématisé et organisé, où les arguments sont clairement et, si possible, subtilement hiérarchisés. Appréhendée sous le prisme de la transcription en mots d’un raisonnement préalablement construit, l’écri- ture n’est plus alors qu’une simple mise en forme qui semble devoir couler de source. Cette représentation du travail sociolo- gique légitime ne correspond pas à la pro- gression effective de l’écriture, même si elle influe sur cette progression parce qu’elle cor- respond à des croyances fortement ancrées dans l’esprit des auteurs au moment de se mettre à rédiger. Phase d’aboutissement per- mettant la conversion des efforts de collecte empirique et de recherche théorique en tra- vaux ayant vocation à être diffusés, la rédac- tion est souvent, en effet, considérée (en par- ticulier par les doctorants) comme un «moment de vérité». De façon sans doute assez superstitieuse, nombreux sont ceux qui pensent que ce n’est qu’à ce stade que l’on voit vraiment si l’agencement des matériaux à partir desquels on entend construire une démonstration fonctionne, si les données à disposition suffisent pour aboutir à un résul- tat satisfaisant. Il s’agit de faire face à l’idée lancinante, non seulement que tout se révèle, mais que finalement tout se joue dans l’écri- ture, puisque tout est encore possible avant cette mise en forme finale, qui peut à elle seule transcender ou faire capoter une entre- prise de longue haleine. Lorsque les chercheurs parlent de leur terrain, ils reconnaissent assez volontiers, en particulier dans une démarche d’analyse qua- litative, l’importance du hasard dans la col- lecte des données : même si les manuels exposant les différentes méthodologies et pratiques de terrain se développent, on admet que l’aléatoire intervient dans l’enquête. Par conséquent, le but assigné à l’écriture consiste à rendre cohérent un travail empirique qui procède par tâtonnements, sans linéarité. Cependant, à la contingence du terrain répond celle de la rédaction: malgré l’effort d’organisation des données réalisé en amont, la rédaction semble dépendre de variables complexes et souvent difficilement (ou pas) maîtrisables. Le moral et les états d’âme jouent un rôle non négligeable, de même que le lieu physique de l’écriture par exemple. La remarque vaut sans doute pour n’importe quelle forme d’investissement intellectuel ou même de travail physique, mais il me semble qu’elle s’applique de manière plus décisive pour l’écriture. Encore une fois, l’expérience de la rédaction est solitaire et dépend des personnalités: si certains noient leur chagrin en s’oubliant dans la rédaction, d’autres doi- vent aller bien pour écrire et pour accepter les frustrations d’une progression qui ne se fait jamais comme on l’avait imaginé ou comme on le souhaiterait J’ai soutenu en décembre 2005 à l’Insti- tut d’études politiques de Paris une thèse de science politique sur les représentations et les pratiques politiques des habitants de trois bidonvilles de Casablanca (Zaki 2005)1. À partir d’exemples tirés de mon expérience de rédaction, j’insisterai sur la tension à l’œuvre entre la rigueur devant présider au travail d’écriture et l’importance du hasard dans la rédaction. En soulignant le fait que l’écriture n’est pas un processus linéaire, je plaiderai pour le droit d’écrire sa thèse dans le désordre et par à-coups. J’évoquerai des «ficelles» qui m’ont permis de dépasser des moments de blocage, et reviendrai sur certaines habitudes de travail, en essayant de montrer en quoi des rituels de concentration très personnels peu- vent nous renseigner sur les contraintes de l’écriture. Détailler son raisonnement à travers l’écriture Le plan, un puzzle qui se transforme dans l’écriture Contrairement aux travaux littéraires qui font appel à l’imagination de leurs auteurs, les travaux scientifiques ont vocation à décrire la réalité sociale, à mettre en évidence la logique et les ressorts des processus sociaux. L’écriture sociologique doit traduire la rigueur du rai- sonnement et la finesse de l’interprétation (même si elle se sert des mots pour mettre en scène, faire poids sur les choses dites). Alors qu’un auteur de romans crée en écrivant (on a tous en mémoire des images hollywoo- diennes d’auteurs exaltés ou torturés, noircis- sant de pleines pages jusqu’à épuisement, guidés par leur génie), un sociologue rédige une pensée déjà organisée. Il semble illégi- time qu’il attende et espère la grâce de l’inspi- ration pour travailler: l’imagination sociolo- gique, qui permet de «saisir ce qui se passe dans le monde » (Mills 1997), opère en amont. Le talent littéraire des écrivains se mesure à l’éclat de la prose et à l’intensité des émotions que suscite sa lecture; le talent, ou plutôt le mérite, des auteurs de sciences sociales est davantage fonction de la solidité de l’argumentaire que de la qualité de l’énon- ciation – bien qu’une écriture compliquée puisse s’expliquer par la recherche du prestige et cacher la faiblesse d’une démonstration, comme le souligne Howard Becker (2004)2. Ainsi, on peut considérer que le travail d’écriture en sciences sociales tient de l’assemblage d’un puzzle (pour reprendre une métaphore souvent énoncée par les ensei- gnants). Il n’intervient qu’après la sélection, le classement des données, la définition des enchaînements: après la mise au point de ce fameux «plan détaillé» réclamé par tous les directeurs de thèse à leurs doctorants. Si la métaphore du puzzle me semble bien adaptée Genèses 65, décembre 2006 113 S A V O I R - F A I R E L au travail de rédaction, l’idée qu’on puisse construire un plan en déterminant à l’avance la forme et la place de chaque pièce (partie, chapitre, paragraphe…) ne cadre pas avec mon expérience. Les «surprises de l’écriture» m’ont amenée à transformer non seulement la structure, mais aussi parfois la teneur de l’argumentation. C’est pourquoi je me suis mise à rédiger dès qu’en retravaillant le plan – que j’ai tendance à modifier systématique- ment après en avoir terminé une version – je ne faisais plus que changer l’agencement des arguments sans en intégrer de nouveaux. Certains directeurs de thèse (cela n’a pas été le cas du mien) exigent de lire les chapitres dans l’ordre de leur apparition, pour pousser leurs étudiants à bien se concentrer sur la pro- gression et la cohérence de leur argumenta- tion. Il est bien entendu plus satisfaisant pour le lecteur de suivre une démonstration de manière linéaire. Pourtant, le confort de l’écriture – voire même la condition de son occurrence – peut parfois passer par une évo- lution plus chaotique, sans empêcher au final la fluidité et l’efficacité de la démonstration (pour continuer à filer la métaphore du puzzle, on doit bien reconnaître qu’on l’assemble souvent en fonction du hasard des morceaux choisis). Pour ma part, j’ai écrit ma thèse dans le désordre (en commençant par le deuxième chapitre, puis en écrivant le troi- sième et le quatrième, puis le huitième, le cin- quième, pour finir par rédiger en parallèle le sixième et le premier). Si je n’ai pas suivi l’ordre des chapitres, je ne me suis pas pour autant lancée de manière irréfléchie dans la rédaction. J’ai commencé par les chapitres qui me semblaient les plus faisables; j’ai aussi écrit en fonction de calendriers qui m’étaient imposés (en participant à des colloques). Découvrir l’argumentation en rédigeant uploads/Litterature/ l-ecriture-d-une-these-en-science-sociale 1 .pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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