Romantisme La fin d'un sexe : le discours sur les femmes en 1889 M. Marc Angeno
Romantisme La fin d'un sexe : le discours sur les femmes en 1889 M. Marc Angenot Citer ce document / Cite this document : Angenot Marc. La fin d'un sexe : le discours sur les femmes en 1889. In: Romantisme, 1989, n°63. Femmes écrites. pp. 5-22; doi : https://doi.org/10.3406/roman.1989.5562 https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1989_num_19_63_5562 Fichier pdf généré le 01/04/2018 MarcANGENOT « La fin d'un sexe » : le discours sur les femmes en 1889 Le discours social J'ai travaillé depuis quelques années à une analyse et une interprétation, en coupe synchronique, de la totalité de la chose imprimée produite en français au cours de l'année mil huit cent quatre-vingt-neuf. Il s'agissait d'opérer sur un échantillonnage raisonné de livres, journaux et périodiques parus dans la francophonie européenne au cours de cette année-là, de chercher à rendre raison de tous les domaines discursifs — ceux traditionnellement investigués, comme la littérature et les écrits scientifiques, et ceux que la recherche néglige ou ignore. L'analyse systématique de ce « matériau » ne vise pas seulement à produire un tableau des genres, des discours, des styles, des thèmes, des « idéologies » d'une époque. Elle conduit à la construction d'une théorie du discours social et de propositions de synthèse que la mise en forme du corpus est censée venir illustrer et justifier. En se mettant à l'écoute de toute la rumeur sociale de 1889, le chercheur espère donc parvenir à donner une consistance théorique à cette notion de « discours social ». Ce n'est pas le lieu d'esquisser ici certains concepts qui s'y rattachent et certaines conclusions. Le lecteur se reportera par exemple à un article récent, « Pour une théorie du discours social », paru dans le numéro « Médiations du social » de Littérature (n° 70, mai 1988, p. 82 à 98). Un certain nombre d'articles et deux ouvrages ont déjà résulté de cette recherche : Le Cru et le Faisandé : sexe, discours social et littérature à la Belle Epoque (Bruxelles, Labor, 1986) et Ce que l'on dit des Juifs en 1889 : antisémitisme et discours social (Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1989). Je viens de terminer enfin une étude d'ensemble sur Mil huit cent quatre-vingt neuf et le texte qui suit est une version d'un des chapitres de cet ouvrage. Parmi les traits formels, thématiques et pragmatiques qui coopèrent pour former une hégémonie dans un état donné d'une culture on peut dégager une « certaine vision du monde » diffuse, engendrée dans la division même du travail discursif et des ensembles de thématisation qui autour d'un sujet logique construisent, avec un certain degré de dissensions et de cacophonie, une série de prédicats. J'emprunterai à Claude Duchet le terme de sociogramme pour désigner de tels « ensembles flous », en mouvance constante et en interaction avec de nombreux autres. La vision du monde de la « fin de siècle » s'organise autour d'un vaste paradigme de la déterritorialisation, du délitement des stabilités symboliques, de la perversion du sens et des valeurs, de la décadence, de la dégénérescence. Le discours social de 1889 marche à l'angoisse ; la coopération des littérateurs, des savants, des philosophes, des publicises produit une sorte de vision crépusculaire de la conjoncture dont il serait, une fois encore, trop long ROMANTISME n° 63 (1989 - Г) 6 MarcAngenot d'esquisser les formes et les variations dans ce préambule. Le sociogramme de la femme forme un de ces complexes relativement isolables dont je voudrais faire l'analyse dans le présent article. Remettre les femmes à leur place Sans doute d'autres sujets d'angoisse saturent les champs discursifs : la « question sociale » ; le « péril juif » ; la dégénérescence de la race ; les détraquements des esprits ; la décadence des lettres ; l'inflation du numéraire ; le « krach » financier menaçant ; les scandales politiques... Mais si la montée du socialisme, par exemple, angoisse vivement dans les secteurs discursifs canoniques et invite à établir des contre-feux, on ne saurait dire que la femme « moderne », ses détraquements et ses velléités d'émancipation soient reçus avec sérénité. Remettre les femmes à leur place, c'est peut-être le mandat le plus urgent auquel contribuent le médecin, le romancier, le sociologue, le chroniqueur et même l'homme d'esprit, avec la même ironie crispée et le même ton de remontrance et d'indignation. Les stratégies de discours ne sont pas les mêmes que pour la menace socialiste : objets d'horreur, les socialistes ne sont guère destinataires des discours qui parlent d'eux. Les femmes (des classes lettrées) sont censées lire par-dessus l'épaule du destinataire naturel les diatribes et les avertissements libéralement distribués. La réaffirmation de l'identité féminine et du rôle naturel des femmes se distribue selon une division des tâches entre sciences et belles-lettres et plus spécifiquement entre science médicale et littérature « boulevardière ». Toutes deux disposent de savoirs prolixes et pleins d'autorité sur la femme — savoirs incompatibles par l'éthos et le régime thématique, mais subtilement complémentaires. Le journalisme contribue à diffuser tout cela, à l'illustrer de faits divers choquants, à épiloguer à la petite semaine sur les stéréotypes transgressés et les détraquements du microcosme féminin. La litanie des remontrances et des anxiétés forme une entreprise globale, panlogistique, lassante de monotonie, de réassertion du mythe féminin avec ses grandes évidences et sa permanence éternelle. Le discours scientifique est catégorique, objectivé, grave, anxiogène ; le savoir libertin-littéraire est pleinement subjectif, « nuancé », ambivalent, à la fois souverain et soumis. Tout les oppose ; cependant dans les cas les plus marqués du mythe féminin, c'est le savant (une fois n'est pas coutume) qui cède au littérateur et consent à rivaliser avec lui. La femme relève par nature de l'ineffable et de l'ambivalent. C'est pourquoi le médecin, qui une minute auparavant vous parlait de la sexualité des adolescents avec un froid objectivisme (et quelques références aux anthropopithèques), ne peut aborder la « puberté des jeunes filles » sans recourir à un apparat lyrique des grands jours : « Tout ce flot de sensations nouvelles qui l'envahit incessamment la trouble et l'émeut. Elle désire et ne sait ce qu'elle désire ; elle craint et ne sait ce qu'elle redoute ; elle oscille ainsi d'un sentiment à un sentiment contraire sans pouvoir se rendre compte de ce qu'elle éprouve. Elle est nerveuse, agitée ; elle a des envies de pleurer sans savoir pourquoi ; elle recherche la solitude, elle voudrait cacher à tous le trouble qu'elle ressent et dont elle est toute honteuse. Son humeur change La fin d'un sexe 7 et varie d'un moment à l'autre, tantôt elle est plus tendre, plus expansive avec ceux qui l'entourent, puis un moment après, elle se replie sur elle- même avec une sorte de pudeur farouche [...].» * Ce que l'on réaffirme partout c'est un « éternel féminin », une essence à quoi participent la Sénégalaise comme la Parisienne : rarement la culture ou les mœurs viennent moduler la sommaire identification des grandes idiosyncrasies féminines. C'est peut-être ici le domaine où les discours ésotériques sont les plus prompts à recevoir sans examen les lieux communs de la doxa : l'« évolution » de la femme interdit la neutralité et la conjecture contemplative ; l'admonestation grondeuse n'est jamais loin des constats scientifiques. La femme n'a pas, ne doit pas avoir d'histoire ; les « mœurs actuelles », les revendications féministes figurent d'emblée un mundus inversus. Le détraquement des femmes est une synecdoque du détraquement du macrocosme. Le déni de leur identité allegorise toutes les autres déterritorialisations qui s'accumulent. Le « sexisme » enfin est marqué en discours et en langue, plus profondément que dans les remontrances militantes de la gent masculine. Il l'est dans le lexique — un lexique où les rapports sexuels, même en langue scientifique, ne se verbalisent qu'en « posséder / être possédée », où « mâle » et « viril » résument les qualités morales, civiques, humaines en un mot — ainsi dans la Morale laïque de Janet où la vie requiert « un mâle et vaillant effort », la moralité étant un « élément nécessaire d'une éducation virile » 2. Il l'est encore dans la morphologie de la langue, dans les conventions grammaticales — mais c'est là un phénomène d'autant plus imperceptible qu'il persiste en longue durée. La science se prononce J. - G. Bouctot, fameux sociologue, expose dans un chapitre de son Histoire du socialisme « l'infériorité naturelle » des femmes, d'où il tire aussitôt le cri d'alarme contre le « Développement excessif de l'instruction publique des jeunes filles » 3. La preuve positive passe par l'insensibilité relative du goût et de l'odorat. Le « poids du cerveau féminin » — inférieur — paraîtra jusque chez les socialistes militants une donnée matérielle qui donne à réfléchir *. Le cerveau des femmes est aussi qualitativement défini par une « inaction cérébrale héréditaire » qui explique, en vrac, qu'elles n'aient « pas le don de l'invention », ne « conçoivent que difficilement l'abstraction » et « manquent d'envergure » dans les belles-lettres. Les femmes peuvent acquérir exceptionnellement une compétence égale à uploads/Litterature/ roman-0048-8593-1989-num-19-63-5562.pdf
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- Publié le Mar 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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