1 Vers une histoire commune ? Louis-José Barbançon En août 2020, à la demande d

1 Vers une histoire commune ? Louis-José Barbançon En août 2020, à la demande des services du vice-rectorat je faisais une intervention devant les chefs d’établissement. Celles et ceux d’entre vous qui ont eu le temps d’en prendre connaissance ont pu noter qu’elle est intitulée : « La Nouvelle-Calédonie : rencontre d’un peuple originel et d’un peuplement original. » Dans ce titre, les mots importants ne sont pas « peuple originel et peuplement original », non c’est la notion de rencontre qui prime. Dans les programmes, dans l’enseignement de l’histoire est-ce que l’on rend compte vraiment de cette rencontre ? Il s’agit de savoir si l’histoire de la Nouvelle-Calédonie est un tout ou la partie d’un tout, un simple épisode de l’histoire de France, une histoire où la rencontre avec le peuple kanak et son histoire millénaire n’aurait été qu’un « hoquet », comme le dit Christophe Sand « dans un continuum mélanésien » ou au contraire, une rencontre fondatrice d’une histoire commune. Bien entendu, dans l’idéal le mieux serait de ne pas opposer le tout et la partie d’un tout et cette question ne devrait pas se poser, pourtant elle se pose et il ne faut pas la fuir. Il s’agit de savoir si Boueone, ceux d’Ouvanou, Ataï, Noël, les colons anonymes, les moins qu’anonymes puisque désignés par des matricules, forçats, relégués, Chan Dang, Orang Kontrak, femmes et hommes, les tirailleurs et les mobilisés de la Grande Guerre, ceux du bataillon du Pacifique, Anova Ataba et Mariotti, institutrices et moniteurs, infirmiers et médecins, missionnaires et pasteurs, religieuses et natas, celles et ceux de la Monique, les façonneurs de billons et les stockmen, les ouvriers du nickel et les faiseurs de tarodières, les architectes des grandes cases et les bâtisseurs de Nouméa, Yves Tual, Éloi Machoro, les vingt- cinq d’Ouvéa, Jean-Marie Tjibaou, Yeiwené Yeiwené, Jacques Lafleur, Christian Karembeu et Laurent Gané, Bernard Berger et Paul Wamo, Dewe Gorodey et Claudine Jacques, Richard Digoué et Sthan Kabar-Louet, Tyssia et Gulaan, toutes et tous, et bien d’autres ont contribué et contribuent encore à l’écriture d’un récit commun ou si vous préférez : existe-t-il un récit national commun ? Ne me faîtes pas l’injure de penser que je ne connais pas ou que je ne mesure pas tous les dangers, les risques qui émanent de l’écriture et de l’enseignement d’un récit historique commun, y compris d’un point de vue méthodologique ou historiographique. Au contraire, je m’en méfie comme du corona virus mais je ne me résous pas à l’injonction : le récit national est révolu. C’est vrai pour ces dernières décennies en France où ce récit est effectivement révolu mais c’est parce qu’il a existé. Après le temps du récit national, est venu, fort heureusement le temps d’autres approches. Mais dans un pays qui se cherche qui est en voie de décolonisation, comment un récit national pourrait-il être révolu alors qu’il n’a jamais existé ? Aujourd’hui, en France, des voix s’élèvent pour remarquer que la déconstruction du récit national comme les attaques méthodologiques contre ce récit ont, tout 2 en étant scientifiquement fondées, largement contribué à amener la société française où elle en est : loin d’être un exemple de réussite et de cohésion sociale. Est-ce à dire pour autant que je repousse le concept d’histoire connectée ? Il me faut l’avouer : j’ai découvert l’expression la semaine dernière quand Isabelle Amiot m’a envoyé le thème de ce séminaire en évoquant une histoire connectée au monde. Jusque-là, je ne savais pas qu’une histoire pouvait être déconnectée sauf peut-être en dictature ou pour une tribu amazonienne encore inconnue. Ce qui me consterne, c’est ce soupçon récurrent qui voudrait que faire de l’histoire calédonienne et l’enseigner, ce serait forcément faire et enseigner une histoire qui ne serait pas connectée au monde. Une histoire qui amènerait inéluctablement un repli sur soi, un nombrilisme égocentré, le triomphe de la myopie insulaire. Je ne m’attarderai pas sur l’aspect condescendant, pas tout à fait colonial mais presque, que révèlent ces jugements. Je veux juste m’interroger avec lucidité : comment pourrions-nous élaborer une histoire qui ne soit pas connectée au monde ? Déjà, dans la période pré-européenne, les archipels, malgré l’immensité océane, n’étaient pas complètement isolés. Les relations fonctionnaient, ce que montre le Tavaka, pour citer Vaimua Muliava : « la mer (moana) n’est pas une frontière mais nécessairement la continuité de la terre (fenua)». Les connexions entre Uvea (aujourdh’hui Wallis) et Uvea lalo, c’est-à-dire Uvea d’en bas sont bien connues de même que celles avec d’autres points de la Grande-terre. Toute l’épopée de la conquête du Pacifique par l’homme montre bien qu’il ne s’agit pas de repli sur soi mais au contraire d’expansion puis de connexions. Plus tard, bien plus tard, sont venus les Européens. L’arrivée de Cook fait entrer la Nouvelle-Calédonie, dans l’ère des découvertes par les Européens de cette région et de ces peuples du monde qui les avaient découverts et qui les parcouraient bien avant leur présence. Et le reste suit, les baleiniers et les santaliers dont certains font souche aux Loyauté, les premiers colons européens, les malabars venus pour la canne à sucre dans les bagages des Bourbonnais, la main d’oeuvre néo-hébridaise décimée sur les mines, les forçats, les déportés, les relégués, les familles des agents et militaires liées à la présence du bagne, les engagés asiatiques tenus par des contrats léonins pour les Vietnamiens et les Javanais, moins contraints pour les Japonais, les colons Feillet, la saga du nickel qui rattache le pays à l’industrialisation, les participations des tirailleurs kanak et mobilisés européens à la Grande guerre, l’entrée dans la résistance, le ralliement en 1940, les campagnes du bataillon du Pacifique, le débarquement et la présence américaine, le rapatriement des Vietnamiens, la venue des Tahitiens, des Wallisiens et Futuniens en particulier au moment de la construction du barrage de Yaté, l’installation durable des « boomistes », et je passe sur les relations maritimes séculaires et les relations aériennes. Il suffit d’énoncer, ou de décrire l’histoire calédonienne pour énoncer et décrire des connexions avant même de les analyser et de les étudier. Quelle autre région de par le monde, sur un territoire aussi restreint avec une population aussi réduite, sur un laps de temps aussi court pour ce qui concerne la période post-Cook a connu de si 3 nombreuses intrusions du monde extérieur ? Alors qu’on ne me dise pas qu’étudier l’histoire calédonienne comme un tout, c’est vouloir se couper du monde, d’une part, c’est insultant pour notre intelligence d’insulaires, et d’autre part, les faits que je me suis contenté d’énoncer montrent bien que la Calédonie ne peut pas être déconnectée du monde puisque ce monde n’a cessé d’y pénétrer. C’est une réalité ontologique. Maintenant si les termes « histoire connectée » correspondent à un mouvement historiographique visant à développer un point de vue qui n’est pas européocentré, il y a bien longtemps qu’un certain nombre d’entre nous le pratiquent dans leur enseignement. Je me souviens avoir fait acheter au collège de la Rivière salée des planisphères centrés sur le Pacifique et non plus uniquement sur l’Atlantique. Je ne me souviens pas avoir enseigné que Cook avait découvert la Nouvelle-Calédonie et je pourrais citer bien d’autres exemples. Certes, nous n’allions pas jusqu’à appliquer toutes les thèses du courant historique du Pacifique connu sous le nom de « island oriented history », mais nous en tenions compte car le bon sens le commandait. Le bon sens pas le dogme. En fait, moi comme d’autres étions comme M. Jourdain, nous faisions de l’histoire connectée sans le savoir. En quoi étions nous différents ? Par le fait qu’en tant que descendants d’Européens devenus insulaires du Pacifique nous osions affirmer que nous pouvions nous aussi avoir une approche qui ne soit pas européocentrée. Nos relations avec les chercheurs australiens ou néo-zélandais sur ce sujet nous ont beaucoup influencés. En ce qui me concerne, ils m’ont fait comprendre en particulier, qu’il n'y a pas d’un côté les historiens et de l’autre des historiens insulaires. Non, il y a de bons ou de mauvais historiens. En revanche, je crois qu'il y a des insulaires historiens qui, par leur vécu, par leur fréquentation des autres depuis l’enfance, par leur formation peuvent et doivent formuler des approches historiques différentes, originales. En aucun cas, ces approches ne sauraient être supérieures aux approches classiques, comme en aucun cas, elles ne sauraient être inférieures. Si l’on prend l’exemple du bagne, en Nouvelle-Calédonie, dans la conscience collective, la déportation politique ne fait pas partie du bagne et les déportés politiques ne sont jamais confondus avec les bagnards. Alors que, pour les Français de métropole, Louise Michel est souvent le seul lien avec le bagne calédonien, ici, elle n'est pas considérée comme une bagnarde. Il existe donc deux acceptions différentes, deux approches du terme bagne. Traiter du bagne selon l’approche calédonienne est-ce dévalorisant ? Les approches dites locales, régionales, insulaires, pour ne pas dire exotiques, ont longtemps été considérées comme générant un appauvrissement du débat alors qu’elles en sont un enrichissement. Et croyez- moi ceux qui pensent qu’elles uploads/Litterature/ seminaire-2021-vers-une-histoire-commune-louis-jose-barbancon.pdf

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