LE GRAND VOYAGE Jorge Semprun Editions Folio Gallimard n° 276 ISBN 2-07-036276-

LE GRAND VOYAGE Jorge Semprun Editions Folio Gallimard n° 276 ISBN 2-07-036276-0 Catégorie F4 « La réécriture de l’événement, chez Jorge Semprun, témoigne de son propre aveu de la difficulté à rassembler les éléments épars de son moi morcelé par une vie aussi tourmentée. » écrit, à ce propos, Béatrice Delplanche. dans une étude universitaire récente Regards croisés sur l’œuvre de Jorge Semprun dans la mise en récit de l’expérience traumatique. Françoise Nicoladzé s'intéresse aux multiples œuvres de Semprun évoquant Buchenwald, et analyse ce cycle en 1997 dans la deuxième vie de Jorge Semprun : « la forme réitérative devient alors le signe d'une quête identitaire que l'auteur délègue à ses personnages, qui aspirés par les forces de l'Histoire, s'efforcent de ne pas en être la proie mais les acteurs. Après le long silence qui suit le retour de Buchenwald, le grand voyage, livre matriciel, inaugure la recherche d'un Moi partiellement retrouvé et réunifié autour d'un destin qui reprend sens. » En effet, Le grand voyage, rédigé au début des années 60 et publié en 1963, met fin à près de « seize années » de silence. « Ce livre s'écrivit de lui-même, comme si je n'avais été que l'instrument, que le truchement de ce travail anonyme de la mémoire et de l'écriture » écrira Semprun dans, mettant ainsi en évidence, à la fois la nécessité irrépressible d'écrire le récit de cette partie de sa vie, et la difficulté de la raconter après l'avoir vécue. (Suite à l'étude qui suit, vous trouverez un petit lexique des termes employés ci- dessous). Le grand voyage : 1) La structure : Le livre comporte deux parties . La première fait revivre la fin du voyage en train du Camp de Royallieu à Compiègne jusqu'au camp de Buchenwald, près de Weimar: la durée de la fiction s'étend sur une soirée, une journée et deux nuits, tandis que le temps de narration remplit 246 pages. La seconde, narrée en 17 pages, décrit l'arrivée au camp du narrateur identifié sous le pseudonyme de Gérard, soit une marche du train jusqu'à l'entrée du camp. En réalité, dans la première partie, un narrateur omniscient évoque en 1963, des épisodes de son passé d'enfant espagnol exilé, d'adolescent aux Pays - Bas, de lycéen parisien, d'étudiant, puis de résistant en Bourgogne jusqu'à son arrestation à Joigny et sa détention à Auxerre, alternant en contrepoint avec des épisodes postérieurs à la libération de Buchenwald en avril 1945, et à son retour à Paris, puis en Espagne, dans la clandestinité, pour revenir au «propos » du livre : la fin du voyage vers Buchenwald en 1943. La seconde partie, racontée à la troisième personne avec une focalisation interne, restitue au lecteur, les émotions et les pensées de Gérard pendant sa marche, et ses souvenirs du début du voyage de la prison d'Auxerre à Royallieu, puis de ce camp à la gare de Compiègne. Cette structure confère un premier sens (populaire et un peu vieilli) au titre qui désigne ainsi, par métonymie, le récit d'un voyage important et qui intéresse le public. 2)Les thèmes : « Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit.(...).il faut quitter le monde des vivants, cette phrase toute faite tournoie vertigineusement dans les replis de son cerveau embué comme une vitre par les rafales d'une pluie rageuse, quitter le monde des vivants, quitter le monde des vivants. » De l'incipit (p.11) à l'excipit (p.277), le texte renvoie donc à une autre signification du titre le grand voyage : à l'utilisation métaphorique que Gautier dans ses Poésies de 1872, ou Flaubert dans l'éducation sentimentale en font pour désigner la mort. Les principaux thèmes récurrents sont d'ailleurs présents dès les premières pages : « Nous sommes immobiles, entassés les uns sur les autres, c'est la nuit qui s'avance, la quatrième nuit, vers nos futurs cadavres immobiles. » annonce le narrateur à la vingt – troisième ligne de l'incipit. Associés au thème de la mort, les thèmes de la nuit et de l'immobilité sont récurrents dans l'ensemble du texte. L'immobilité des statues au « regard mort » caractérise , à la fin du livre, la mise en scène nocturne imaginée pour « pétrifier » les déportés au terme de leur voyage en train, et qui les hantera aux moments les plus inattendus, leur vie durant : « En face de nous, sur un quai assez large qu'illuminent des projecteurs , à cinq ou six mètres des wagons, une longue file de SS attend. Ils sont immobiles comme des statues, leurs visages cachés par l'ombre des casques que la lumière électrique fait reluire...(...) sur cette avenue d'opéra wagnérien, parmi ces hautes colonnes, sous le regard mort des aigles hitlériennes »( p.255). Le thème du regard absent « regard mort », du « regard vide » de la population de Compiègne résignée à l'occupation nazie , du « regard fermé » et du « visage de pierre » de la femme juive rescapée d'Oswiecim, mais « revenue morte, murée dans sa solitude » p.113) est en relation directe avec la perte d'identité infligée aux victimes, et révèle l'entreprise criminelle de déshumanisation qu'est le nazisme. A la porte de Buchenwald , au terme du récit, la réaction de Gérard est de se dire « qu'une aventure pareille n'arrive pas souvent, qu'il faut (…) bien se remplir les yeux de ces images. » (p. 275). De même que le crime a besoin de témoins pour être établi, la mort omniprésente ne peut trouver de sens que par le regard des survivants. Semprun évoquera dans le grand voyage, l'agonie d'un compagnon qui meurt dans ses bras. Il rapporte aussi l'expérience des déportés vivant collectivement et solidairement la mort par pendaison d'un jeune Russe, spectacle imposé par lequel les SS prétendaient en vain les terroriser individuellement. « ...même si on avait pu baisser les yeux, nous aurions regardé mourir ce camarade (...) nous l'aurions accompagnés par le regard sur la potence ». Entre tous ces hommes opprimés de nationalités et de langues différentes, le regard constitue un moyen de communiquer, d'établir une solidarité définitive « Nous sommes en train de mourir de la mort de ce copain , et par là – même, nous l'annulons, nous faiso)ns de la mort de notre copain le sens de notre vie. Un projet de vivre parfaitement valable, le seul valable en ce moment précis » (p.62 et 63) . La réflexion sur l'expérience de la mort s'est d'ailleurs trouvée au centre de débats sur les témoignages de déportation, Primo Lévi exprimant l'idée que les « véritables témoins » de cette industrie de la mort étaient ceux qui ne sont pas revenus des camps nazis. Dans le grand voyage , la mort ne peut pas être l'objet d'expérience individuelle des vivants, mais les survivants peuvent témoigner d'une expérience collective des morts infligées dans les camps nazis, auxquelles ils ont pu assister avec « un regard fraternel ». Lorsque le narrateur veut témoigner, le lendemain de la libération de Buchenwald, de ce qui s'y passait, ce sont les cadavres entassés près du crématoire qu'il montre à deux jeunes Françaises frivoles, désinvoltes et curieuses : « Je ne leur parle qu'à peine, je leur dis simplement: «Voici, voilà.» Il faut qu'elles voient, qu'elles essaient d'imaginer.(...) Je les fais sortir du crématoire, sur la cour intérieure entourée d'une haute palissade. Là, je ne leur dis plus rien du tout, je les laisse voir. Il y a, au milieu de la cour, un entassement de cadavres qui atteint bien quatre mètres de hauteur. Un entassement de squelettes jaunis, tordus, aux visages d'épouvante. ( p.88)» « Le spectaculaire, le «hors norme» difficilement croyable, s'enracine dans la réalité, devient événement historique. Les corps des victimes sont là pour en témoigner. Leur corps fait acte de parole puisque les voix sont éteintes. Le corps est une pièce à conviction du témoignage • (…) Ultimement, ce sont les corps confondus des victimes (...) qui attestent de l'authenticité de ce qui a eu lieu. »» Jochen Gerz, Serge Gaubert et Arlette Farge, Le témoignage: éthique. esthétique et pragmatique, Circé, 1995 cités Annie Archambault in La fiction dans les témo)ignages de Jorge Semprun – Université du Québec à Montréal – 2006 On notera la spécificité du thème de la lumière à Buchenwald dans la mise en scène nocturne des nazis : violence des projecteurs, mise en scène de l'illumination, froideur extrême de la lumière crue. L'éclairage du camp n'est qu'un variante du thème récurrent de la nuit, thème classique du récit concentrationnaire, tout comme la perte d'identité et la mort (cf.La Nuit d'Elie Wiesel, La traversée de la nuit de Geneviève Anthonioz De Gaulle, ou d'autres œuvres artistiques postérieures reprenant la mythologie nazie du « Nuit et Brouillard » - film d'Alain Resnais ou chanson de Jean Ferrat). Ce thème dominant a d'ailleurs contaminé tout le récit du grand voyage . En effet, le roman de Semprun se déroule presqu' exclusivement de nuit dans un wagon obscur...Ténèbres froides du voyage en train, uploads/Litterature/ semprun-le-grand-voyage-fiche-de-synthese.pdf

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