1 Plain-chant Écriture et composition d’un recueil de Jean Cocteau Fanny DEMEUL

1 Plain-chant Écriture et composition d’un recueil de Jean Cocteau Fanny DEMEULDER Marc DOMINICY Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive Université Libre de Bruxelles 1. Introduction Contrairement à la plupart des recueils de Jean Cocteau, pour lesquels on se trouve confronté à des « dossiers de genèse »1 complexes et très fournis, Plain-chant a connu une évolution génétique assez facile à retracer. Cependant, si les documents à prendre en compte sont peu nombreux, leur richesse, qui nous a été révélée par les travaux — largement inédits — de Léon Somville et de David Gullentops2, montre le cheminement suivi par Cocteau dans l’écriture, et la composition même, de son ouvrage. Nous commencerons donc par présenter les différents matériaux génétiques dont nous disposons pour Plain-chant, afin de dégager ce qu’ils nous apprennent sur le processus global qui a présidé à la création du recueil. Nous examinerons ensuite les variantes de deux poèmes, en nous aidant des outils théoriques fournis par la théorie de l’évocation3. Cette analyse de détail poursuit un double objectif : nous voulons d’abord établir que des liens intimes unissent, dans Plain-chant, les niveaux microtextuel et macrotextuel ; mais aussi illustrer les enseignements que les études de genèse peuvent livrer à toute enquête générale sur le statut du recueil poétique. 1 Nous reprenons le terme à Pierre-Marc de Biasi pour désigner l’ensemble des « manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel définitif ou quasi définitif » (BIASI P.-M. de, « Qu’est-ce qu’un brouillon ? Le cas Flaubert : essai de typologie fonctionnelle des documents de genèse », dans CONTAT M., FERRER D. (éds.), Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, coll. « Textes et Manuscrits », CNRS Éditions, Paris, 1998, p. 34). 2 Léon Somville et David Gullentops se sont penchés sur le dossier de genèse de Plain-chant lorsqu’ils ont préparé l’édition de ce recueil dans le cadre des Œuvres poétiques complètes (1999). Ils ont établi, à cette occasion, un premier relevé de variantes dont l’apparat publié dans la « Bibliothèque de la Pléiade » n’a conservé qu’une infime partie. Ce travail de pionnier, auquel ils nous ont très aimablement donné accès, nous a permis d’aboutir à une description philologique très précise de notre matériel. 3 Pour plus de détails, nous renvoyons aux travaux théoriques cités en bibliographie. 2 2. Le dossier de genèse Pour ce qui concerne Plain-chant, le dossier de genèse est principalement constitué d’un manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique. Ce document se compose de trois cahiers de brouillon de même format, numérotés de « 1 » à « 3 »4 ; il comprend trente-neuf poèmes : trente des trente-trois pièces figurant dans le recueil, ainsi que neuf pièces qui n’ont finalement pas été retenues par Cocteau5. Le manuscrit porte différentes indications qui, lorsqu’on les recoupe avec d’autres indices, présents notamment dans la correspondance de Cocteau, permettent de situer assez précisément l’époque de rédaction des trois cahiers autographes. Au début du premier cahier apparaît la mention suivante : « Pramousquier 1921 ». Prise telle quelle, cette information s’avère des plus problématiques. En effet, les différentes biographies de Cocteau, et en particulier l’« Essai de chronologie détaillée » réalisé par Jean Touzot6, ne signalent aucun séjour de l’écrivain à Pramousquier en 1921. Cette année-là, Cocteau passe l’été avec Radiguet au Piquey. Par contre, en 1922, et après avoir séjourné au Lavandou de la mi-mai au mois d’août, Cocteau et Radiguet partent pour Le Cap Nègre et s’installent à 4 On ne saurait affirmer que ces chiffres, écrits au crayon sur la couverture, sont effectivement de la main de Cocteau. Quelqu’un les a peut-être ajoutés au moment où le manuscrit est sorti de la sphère privée pour entrer dans le domaine public. Ce classement fait d’ailleurs difficulté. En effet, la numérotation des deuxième et troisième cahiers entre en conflit avec les indications tracées par l’auteur sur les couvertures : alors qu’il est écrit « Poème / 1922 » sur le cahier étiqueté « 3 », la couverture du cahier « 2 » porte la mention « Poème / 1922 / Suite et fin ». 5 Voici le détail des poèmes que contient le manuscrit de Plain-chant : 1) Dans le premier cahier : « Aux Poisson-Pompadour… » (non retenu), « Je voyage bien peu… » (II, 16), « J’ai peine à soutenir… » (III, 2), « Jetons dessus la ville… » (non retenu), « Notre entrelac d’amour… » (II, 7), « Triste amour du corps… » (non retenu) ; 2) Dans le cahier « 2 » : « Si ma façon de chant… » (III, 4), « Ne m’interrogez plus… » (III, 6), « Lorsque mes successeurs… » (I, 5), « Mon ange, vois, je te loue… » (I, 6), « À l’amour je retourne… » (II, 14), « Tes rires retroussés… » (II, 12), « Je ne veux plus souffrir… » (II, 15), « Franchement je croyais… » (II, 17), « Il nous faut dépêcher… » (II, 18), « Hélas ! vais-je à présent… » (II, 19), « Ainsi que se tournent les plantes… » (III, 1), « Muses, qui ne songez… » (III, 8), « Gentil Francis,… » (non retenu), « Auric, Milhaud, Poulenc… » (III, 3), « Les sœurs, comme un cheval… » (III, 7), « Malheur à celui-là qui dérange… » (non retenu), « Auric, Milhaud, Poulenc… » (III, 3), « Les sœurs, comme un cheval… » (III, 7) ; 3) Dans le cahier « 3 » : « On m’a beaucoup haï… » (non retenu), « J’ai, pour tromper du temps… » (I, 1), « Je n’aime pas dormir… » (II, 2), « Mon ange, laissez-moi… » (I, 3), « Je n’ai jamais d’argent… » (I, 2), « Laisse- moi l’amour qui tue… » (non retenu), « Chaque fois que je m’amuse… » (I, 4), « Pomme j’ai mangé… » (non retenu), « Je veux tout oublier… » (II, 1), « L’orgueil me gâche tout… » (II, 13), « Comme un bel acrobate… » (non retenu), « Lorsque nous serons tous deux… » (II, 10), « Quand je te vois… » (II, 3), « Je regarde la mer… » (II, 8), « Je peux regarder le soleil en face… » (II, 11), « Mauvaise compagne… » (II, 4), « Lit d’amour, faites halte… » (II, 5). 6 TOUZOT J., « Essai de chronologie détaillée », dans Jean Cocteau. Qui êtes-vous ?, La Manufacture, Paris, 1990, p. 203-263. 3 Pramousquier, à la Villa Croix-fleurie, où ils demeurent jusqu’au 9 novembre. La genèse de Plain-chant date donc, selon toute vraisemblance, de cette époque : le manuscrit aurait été rédigé dans son intégralité au cours de l’été et de l’automne 1922 ; la date de « 1922 » se trouve d’ailleurs mentionnée sur la couverture des deux autres cahiers. La rédaction se serait ainsi placée à l’intérieur d’une période assez courte, comme en témoigne, du reste, l’homogénéité du manuscrit — exceptionnelle, si l’on compare Plain- chant aux autres recueils de Cocteau. Nous pouvons même nous donner un intervalle plus précis, situé entre le mois d’août et le mois d’octobre de 1922. En effet, dans deux lettres que Cocteau envoie à sa mère les 16 et 27 juillet 1922, le poète commente sa découverte des origines illustres de Radiguet7, qui constituent le sujet du poème « Aux Poisson- Pompadour… », rédigé sur la première page du cahier « 1 »8. Ce détail nous autorise à penser que le poème a été écrit au brouillon à la même époque, sur un support quelconque, puis recopié au net à Pramousquier, où Cocteau et Radiguet arrivent au début août. Une autre missive de Cocteau, envoyée cette fois à Max Jacob, permet de fixer la fin de la période de rédaction : « Figure-toi que j’ai reçu (il n’y a pas d’autre terme) quarante pages de poésie. Je n’en revenais pas. Je les regarde avec stupeur. Jamais les Muses ne m’ont dicté moins moderne. M’aimeraient- elles enfin comme je le mérite ? »9 Cette lettre suggère non seulement que le poète termine de rédiger le manuscrit de Plain- chant au mois d’octobre, mais qu’il en écrit une grande part à cette période, et en un temps très court. L’observation du manuscrit confirme cette conjecture. Si la rédaction du premier cahier, où figure le poème dédié à Radiguet, a commencé au mois d’août, il n’en reste pas moins que ce cahier se distingue nettement des deux autres par la modestie et par 7 « Madame Radiguet est une personne étonnante. […] J’ignorais qu’elle fût une Mlle d’Audifredy — donc une Tascher, donc une parente de Joséphine. Voilà qui explique toute une partie créole du caractère de son fils. » (Lettre de Jean Cocteau à sa mère, écrite du Piquey le 16 juillet 1922, reproduite dans le Magazine Littéraire, numéro spécial « Jean Cocteau », n° 199, octobre 1983, p. 31) ; « Radiguet n’est pas seulement cousin de Joséphine par uploads/Litterature/ nesede-pc.pdf

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