LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-­‐‑3098 N. 7 / 2018 –

LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-­‐‑3098 N. 7 / 2018 – SYMPTOMES – DE LA LITTERATURE 132 Fascisme et érotisation de l’hétérogène chez Georges Bataille : de la Structure psychologique du fascisme au Bleu du ciel par GUILLAUME SIBERTIN-­‐‑BLANC* Abstract This essay works on the hypothesis that the realization of the theoretical program opened by Bataille in 1933-­‐‑1934 with La Structure psychologique du fascisme did not remain simply unfin-­‐‑ ished, but gave way to another book who supplies it, which takes the place of it while interrupt-­‐‑ ing it, or paradoxically fulfils its program while transforming its stakes, by moving them on an “other scene” which is at first another writing: this is, the novel Le Bleu du Ciel. Moving through the difficult relation between the theoretical analysis of fascism and the novel, Le Bleu du Ciel actually takes the place of an unfinished study on fascism, in a paradoxical succession that both interrupts, prolongs and erases it, putting into play a whole series of distinctions which were essential to the analysis of the psychological structures of fascism. Finally, the very last aim of the text is to point to the feminine figures of the novel. In Le Bleu du Ciel, the feminization of the heterogeneous, while working backwards from the idealization of fascist virile bodies, meshes with another circuit, which touches what we might call with Deleuze a becoming-­‐‑child of men. Un des phénomènes des plus instructifs peut-­‐‑être, en tout cas des plus intrigants pour l'intervention théorique « sous la conjoncture » de la montée du fascisme européen dans les années 1930, se trouve dans un dossier dont Ann Smock et Phyllis Zuckerman ont ouvert en 1976 l’instruction, et qu’ont repris de différentes manières Francis Marmande et Michel Surya plus récemment1. Je voudrais y apporter une ou deux pièces supplémen-­‐‑ taires en prenant acte de l’hypothèse que la réalisation du programme théorique ouvert par Bataille en 1933-­‐‑1934 avec La Structure psychologique du fascisme – à tout croire dans ce livre qui aurait eu pour titre Le Fascisme en France et dont le tome II des Œuvres * Université Toulouse Jean Jaurès – Institut Universitaire de France. 1 Voir Smock et Zuckerman 1976 ; Marmande 1985 ; Surya 2012 : 60-­‐‑62 ; et surtout Surya 2012b : 239-­‐‑ 252 : « Le Bleu du ciel a chassé le projet du Fascisme en France, ou plus terriblement, il est de ce projet le versant, la version violente, empirée, déjetée, “le sursaut de rage”, pour être à son tour chassé lui-­‐‑ même par des considérations qui en partie échappent. Certes le livre, s’il avait paru, aurait fait scan-­‐‑ dale : il ne pouvait pas y avoir plus violente mise à nu, plus sarcastique démenti de ce pour quoi Ba-­‐‑ taille était connu à Paris, c’est-­‐‑à-­‐‑dire comme un militant d’ultra-­‐‑gauche convaincu de l’urgente nécessi-­‐‑ té de rassembler, contre la montée progressive du fascisme, toutes les forces intellectuelles dispo-­‐‑ nibles. Paraissant, ce livre aurait dit l’opposé : l’indifférence à celle-­‐‑ci ; pure son désir : l’horreur d’un monde naissant répondant à merveille (jusqu’au désastre) à celle d’une vie déjetée au point qu’aucun repère n’affermisse plus ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et ce qui est condam-­‐‑ nable » (251-­‐‑252). LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-­‐‑3098 N. 7 / 2018 – SYMPTOMES – DE LA LITTERATURE 133 complètes a rassemblé les matériaux préparatoires2 – n’est pas restée simplement ina-­‐‑ chevée, mais a laissé place, là où ce livre fait finalement défaut, à un autre qui y supplée, qui en tient lieu tout en l’interrompant, ou qui remplit paradoxalement son programme tout en transformant brusquement ses enjeux, en les déplaçant sur une « autre scène » qui est d’abord une autre écriture : dans le récit du Bleu du Ciel, que Bataille achèvera en Espagne au début de l’année 1935 (mais dont la chronologie est complexe puisqu’il in-­‐‑ corpore des fragments vraisemblablement rédigés dès 1928, et que le livre lui-­‐‑même ne sera publié que plus de vingt ans plus tard, en 1957, sous l’insistance d’André Masson et Michel Leiris). Il faut d’emblée faire droit à toutes les précautions nécessaires qu’invoquent ces dif-­‐‑ férents commentateurs, refusant que l’on puisse réduire le récit du Bleu du ciel à une il-­‐‑ lustration romanesque d’une théorie politique préalablement acquise, ou qu’une telle théorie autorise sa simple application à une lecture politique de ce roman, bref, récusant que l’on puisse, entre ces deux mises en jeu de « l’hétérologie », régler suffisamment les proximités et les distances pour faire de l’un la projection fictionnelle de l’autre ou de l’autre la grille interprétative de l’un. Que le réglage d’une telle distance demeure pro-­‐‑ blématique, sinon impossible, est certainement instructif pour l’écriture bataillienne elle-­‐‑même. Et il serait en l’occurrence suggestif d’accentuer l’écart entre la prémédita-­‐‑ tion de l’étude à faire sur le fascisme (elle-­‐‑même inscrite dans le temps pressé par l’urgence de la lutte anti-­‐‑fasciste) et ce que Bataille dira lui-­‐‑même de l’écriture du Bleu du ciel, provoquée sans préméditation, hors de toute prévision, sous le coup d’une « crise morale grave » vécue personnellement – comme il l’écrira dans une « Notice autobiogra-­‐‑ phique » demandée par son éditeur –, ou jetée sur le papier sous la contrainte de quelque « tourment qui me ravageait [et qui] est seul à l’origine des monstrueuses ano-­‐‑ malies du Bleu du ciel » – comme il l’écrira cette fois dans l’Avant-­‐‑propos de 1957, dans un paragraphe étonnamment alambiqué où, pour rendre compte d’avoir purement et simplement oublié dès 1936 ce « récit, pour ainsi dire écrit dans le feu de l’événement », se disent à la fois le lien du roman à sa conjoncture, l’insignifiance de ce lien, et l’oubli de ce lien : « entre temps, la guerre d’Espagne et la guerre mondiale, avaient donné aux in-­‐‑ cidents historiques liés à la trame de ce roman un caractère d’insignifiance : devant la tragédie elle-­‐‑même, quelle attention prêter à ses signes annonciateurs ? ». Aucune, semble suggérer la question rhétorique, qui suggère pourtant des « signes annoncia-­‐‑ teurs », ce qui n’est pas tout à fait rien. Quand bien même ces signes ne ressembleraient pas à ce qu’ils annoncent. Ou quand bien même il paraît un peu vain de se demander si le narrateur Henri Troppmann est un fasciste en puissance, Dirty une allégorie du nazisme, et Lazare un double de Simone Weil. Mais peut-­‐‑être ce rapport si difficilement assignable entre l’analyse théorique du fas-­‐‑ cisme et le roman est-­‐‑il aussi instructif, non seulement pour l’écriture de Bataille, mais 2 Fragments en sont rassemblés dans le deuxième tome des Œuvres complètes (Bataille 1988), sous les titres « Dossier hétérologie » (161-­‐‑164) et « Essais de sociologie (203-­‐‑221). LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-­‐‑3098 N. 7 / 2018 – SYMPTOMES – DE LA LITTERATURE 134 pour la question du fascisme lui-­‐‑même, si l’on considère que son intelligence repose, et ce dès La Structure psychologique du fascisme, sur une sorte de contradiction performa-­‐‑ tive, peut-­‐‑être essentielle à l’hétéro-­‐‑logie comme telle, à ce logos ou cette logique qui cherche à inscrire dans l’ordre homogène de la connaissance et de la conscience ce qu’elle exclut, ou ce qui en chute, ou ce qui s’en excepte. Autrement dit si l’on considère que la mise en jeu romanesque de l’hétérogène, à travers les troubles de l’énonciation, la fragmentation et le chevauchement des voix, l’indiscernabilité du rêve et de la pensée vigile, de la perception et de l’hallucination etc., peut fonctionner comme analyseur du fascisme – ou du moins de certaines dimensions (fût-­‐‑ce par éclats) de cette société euro-­‐‑ péenne en instance de fascisation –, au-­‐‑delà de (et peut-­‐‑être pour partie contre) ce qu’en dit Bataille dans ses analyses plus « théoriques ». Je ne songe pas tant ici au fameux pro-­‐‑ blème du « surfascisme », ou de la question ligitieuse de savoir jusqu’à quel point Ba-­‐‑ taille devait envisager, pour avoir prise sur le fascisme autrement qu’en se confiant à « l’impuissante négation » du « romantisme velléitaire et débilitant » qu’il fustigera à longueur de colonnes de Contre-­‐‑Attaque à Acéphale, d’en mesurer la puissance pour ain-­‐‑ si dire « du dedans », quitte à refondre de part en part toute une anthropologie qui ne pourrait lui être retournée efficacement qu’au prix de se situer sur son propre terrain. Je songe plutôt à la façon dont la conception qu’il se fait du fascisme dans ses analyses théoriques privilégie une représentation en définitive très stato-­‐‑centrée, sensible non seulement dans son analyse de la figure du chef et des ressorts de son idéalisation où formes souveraines et infâmes de l’hétérogène ne cessent de passer l’une dans l’autre au point de devenir indiscernables, mais dans son appropriation de la Massenpsychologie freudienne pour décrire la façon dont le parti fasciste parvient à condenser tous les at-­‐‑ tributs de l’Église et de l’État. Sans doute faudrait-­‐‑il prendre en compte ici la documenta-­‐‑ uploads/Litterature/ sibertin-blanc.pdf

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