L'antiquité classique ΣΥΝΕΣΙΣ dans Oreste d'Euripide Jacqueline Assael Citer ce
L'antiquité classique ΣΥΝΕΣΙΣ dans Oreste d'Euripide Jacqueline Assael Citer ce document / Cite this document : Assael Jacqueline. ΣΥΝΕΣΙΣ dans Oreste d'Euripide. In: L'antiquité classique, Tome 65, 1996. pp. 53-69; doi : 10.3406/antiq.1996.1242 http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1996_num_65_1_1242 Document généré le 16/03/2016 ^ S???S?S dans Oreste d'Euripide Euripide est le seul poète tragique dans l'uvre duquel la notion de s??es?? a une importance. Elle figure en huit occurrences dans la part de son théâtre qui a été conservée et le fait est en lui-même remarquable1; en effet, Eschyle et Sophocle, eux, n'emploient jamais ce terme et la plupart des auteurs de l'époque classique en font un usage très limité2. dénonce d'ailleurs comme un abus la fréquence avec laquelle ce mot revient chez Euripide et ses parodies signalent son utilisation comme une caractéristique propre du vocabulaire et du style de ce poète3. Au Ve siècle cependant, le terme se répand sous l'influence des sophistes notamment, et il désigne la faculté d'intelligence. Historien à l'esprit finement critique, Thucydide l'adopte pour juger des capacités intellectuelles des personnages qu'il évoque4. Mais s??es?? définit, plus précisément, l'instrument de la connaissance rationnelle. C'est pour cela que la réitération de ce mot dans les pièces d'Euripide choque Aristophane. En effet, les attaques qu'il lance n'ont pas la gratuité de critiques purement langagières. Le poète comique a en réalité pour but de combattre les dangers que fait courir le développement de nouveaux modes de pensée. Dans les Grenouilles, il imagine une invocation qu'Euripide pourrait adresser à l'Éther (?????) et à la Raison (S??es??) : ?????, ?µ?? ß?s??µa, ?a? ???tt?? st??f??? ?a? ???es? (...) Éther, ma pâture; pivot de la langue et toi, Compréhension (...)5 1 Cf. J.T. Allen et G. Italie, A Concordance to Euripides, Berkeley-Londres, (1954), 1970, s. v. ai>vtaiq;H.F., 655; Or., 396, 1524; Tr., 672, 674; Hi., 1105; I.A., 375; Su., 203. 2 Pour Eschyle, cf. G. Italie, Index Aeschyleus, Leyde, (1954-1955), 1964. Pour Sophocle, cf. F. Ellendt, Lexicon Sophocleum, Hildesheim, 1958. Cf. de plus, J. Carrière, Tables fréquentielles du grec classique, Université de Besançon, 1985. On y trouve les nombres suivants : Antiphon 0, Andocide 0, Lysias 1, Isocrate 1, Démosthène 7, Xénophon 1. 3 Grenouilles, 893; 1483 (s??es??); 1430 (s??et??). 4 Sur l'histoire du mot, cf. B. Snell, Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens in der Vorplatonischen Philosophie, Berlin, 1924, p. 40-59 et P. HUART, Le vocabulaire de l'analyse psychologique dans l'uvre de Thucydide, Paris, 1960, p. 280-313. 5 Grenouilles, 892-893. - Aristophane raille aussi Socrate qui, dans les Nuées est censé adorer l'Éther; en fait les espaces éthérés intéressent plutôt Anaxagore en tant que philosophe-physicien. 54 J. ASSAEL Cette dernière entité est présentée comme la référence suprême d'un rationalisme militant. Le poète comique pastiche aussi l'emphase avec laquelle, dans ses makarismoi, Euripide célèbre le bonheur de ceux qui acquièrent la science, la connaissance; Aristophane retient encore le terme de s??es?? pour exercer sa raillerie : ?a?????? ?' ???? ???? ???es?? ????ß?µ???? Heureux l'homme à l'intelligence acérée...6 En se livrant ainsi à la parodie, le poète comique cherche à désacraliser le savoir rationnel dont les philosophes et Euripide soulignent la valeur d'une manière que leur censeur juge subversive. Il est clair que, dans un esprit de polémique, Aristophane caricature le style et les idées de ses adversaires; une étude qui porterait sur les divers emplois de s??es?? chez Euripide pourrait donc apparaître, a priori, comme un moyen de rectifier la vision des choses qu'Aristophane veut imposer, et de mieux connaître l'évolution de la pensée grecque. En effet, un débat est ouvert depuis longtemps au sujet du rationalisme ou de G irrationalisme d'Euripide et une analyse précise de la signification que prend s??es?? dans son théâtre pourrait sembler susceptible de contribuer à la résolution de cette question7. En fait, l'utilisation qu'Euripide fait de ce terme est souvent anodine; comme Pindare, Thucydide ou Démosthène, le poète lui donne le sens d' «pénétration», mais il ne s'en sert pas pour manifester un rationalisme virulent. Euripide définit simplement la s??es?? comme une faculté spécifiquement humaine qui ne peut être l'apanage ni des animaux, ni, à certains égards, des dieux8. Toutefois, si une étude générale risque de demeurer décevante, l'examen d'un emploi particulier s'annonce plus prometteur. Dans Oreste, en effet, Euripide souligne lui-même l'importance d'une occurrence, en soumettant en quelque sorte son interprétation au spectateur comme une énigme; lorsque Ménélas demande à son neveu 6 Grenouilles, 1482-1483. - Parodie de YAntiope, fr. 910 N2, dans lequel on trouve un éloge de la connaissance rationnelle. Cf. B. Gladigow, Zum Makarismos des Weisen, dans Hermes, 95, 4, p. 421 («rationaler Erkenntnis»). 7 Cf. les thèses antagonistes soutenues par A.M. Verrall, Euripides the Rationalist, Cambridge, 1895, et E.R. Dodds, Euripides the Irrationalist, dans Classical Review, 1929, p. 43. 8 Dans les Troyennes, 673, l'usage de cette faculté est dénié aux animaux, comme chez AlcméON, fr. la. Dans Héraclès, 655 : ?? d? ?e??? ?? ???es?? ?a? s?f?a ?at' ??d?a?, («si les dieux exerçaient leur intelligence et leur sagesse à la manière des hommes...»), il apparaît que les dieux ne possèdent pas les mêmes critères de jugement que les humains. S???S?S DANS ORESTE D' EURIPIDE 55 quel mal l'accable, après le meurtre de Clytemnestre, le jeune homme répond : ? s??es??, dt? s????da de??' e???asµ????, Cette s??es?? qui fait que je sais bien moi-même que j'ai accompli des actes terribles9, et son interlocuteur relève l'obscurité de cette explication. Le poète emploie ainsi un procédé théâtral qui lui sert quelquefois à mettre en évidence des termes auxquels il donne un sens original10. Or, dans cette pièce, Euripide suscite une réflexion sur la signification de s??es?? : il insère ce mot dans tout un champ sémantique et il joue de ses ambiguïtés11. Certains commentateurs signalent la difficulté qu'il y a à comprendre ce passage et leurs conclusions sont aporétiques12. La question présente donc un aspect philologique, mais elle intéresse aussi l'historien des idées. Il est en effet paradoxal que la s??es?? soit dénoncée par Aristophane comme le principe suprême reconnu par un esprit rationaliste, alors que, dans Oreste, Euripide définit par ce terme un type de maladie (??s??). W.S. Smith relève là un oxymore13 et il apparaît effectivement troublant que, dans cette pièce, la s??es?? soit dépeinte comme un phénomène qui n'apporte pas l'équilibre du sujet, qui n'emprunte pas une méthode propre à une pensée saine, mais qui, au contraire, conduit au délire14. L' elucidation du sens que prend s??es?? dans Oreste peut permettre de préciser en quel point, situé entre les deux pôles du rationalisme et de G irrationalisme, Euripide place l'exercice de la faculté spécifiquement humaine d'intelligence. Il faut cependant vérifier tout d'abord si, dans cet emploi, le mot s??es?? appartient réellement au vocabulaire psychologique. En effet, ce terme est également utilisé dans le langage médical et A. Garzya a tenté d'interpréter le vers 396 d' Oreste comme l'énoncé d'un diagnostic : «la sua malattia è ? s??es??, come dire è "la malattia denominata cosí"»15. 9 Oreste, 396. - dt? a une valeur épexégétique. I ° Cf. par exemple Troyennes, 884 et sqq. I I Dans Oreste figurent deux emplois de s??es?? (396 et 1524), ainsi que trois emplois de s??et?? (921, 1406 et 1180) et une occurrence du comparatif négatif ?s??et?te??? (493). 1 2 Cf. R. AÉLION : «les contradictions du texte ne permettent pas, en ce qui concerne Oreste, d'affirmer avec certitude». (Euripide, héritier d'Eschyle, Paris, 1983, II, p. 249). 13 Cf. v. 395 - W.S. Smith, Disease in Euripides' Orestes, dans Hermes, 95, 3, p. 297. 1 4 Le mot µa??a? est aussi proposé comme un synonyme paradoxal de s??es?? (Oreste, 409). 15 A. Garzya, s??es?? come malattia : Euripide e Ippocrate, dans Actes du Vile Colloque International Hippocratique, Madrid, 24-29 sept. 1990, p. 506. 56 J. ASSAEL Dans le corpus hippocratique, le lexique technique utilisé est sans équivoque : la notion de s??es?? définit un fonctionnement intellectuel qui est l'aboutissement de l'action mécaniste du cerveau et d'éléments extérieurs qui la conditionnent (air, chaleur, etc.). Si donc le terme s??es?? apparaît, dans ce texte d'Euripide, comme une référence faite aux théories des médecins, il sera possible, en analysant le du personnage, d'évaluer seulement le degré de dérèglement psychique dont il est affecté, c'est-à-dire la part de rationalité qui lui reste, et l'irrationalité qui le menace, non pas la force d'un quelconque rationalisme. En fait, A. Garzya pense qu'à travers l'emploi qui est fait de s??es?? au vers 396, Oreste identifie un dysfonctionnement cérébral16. Mais cette hypothèse se fonde sur un glissement de sens que rien n'autorise, certainement pas, en tout cas, les passages de la doctrine hippocratique de l'encéphale auxquels le critique fait allusion : ?? d? t?? ???es?? ? e???fa??? ?st?? ? d?a??????? («c'est à l'intelligence que le cerveau apporte son message») et un peu plus loin : ??6 f?µ? t?? ????fa??? e??a? t?? ??µ??e???ta t?? ???es?? («Je dis donc que le cerveau est l'interprète de l'intelligence»)17. Dans ce traité, la s??es?? n'est pas mise en rapport avec un état pathologique. Ce mot n'a d'ailleurs jamais une valeur négative dans le langage uploads/Litterature/ sinesis-dans-oreste-d-x27-euripide-jacqueline-assael.pdf
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- Publié le Nov 26, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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