SONIA ANTON LES RELATIONS ENTRE MIRBEAU ET CLEMENCEAU AU MIROIR DE LEUR CORRESP

SONIA ANTON LES RELATIONS ENTRE MIRBEAU ET CLEMENCEAU AU MIROIR DE LEUR CORRESPONDANCE Parce qu’elle dresse le tableau de toute une génération littéraire et artistique, la correspondance d’Octave Mirbeau a le mérite de nous faire découvrir ou redécouvrir des hommes de lettres aujourd’hui un peu délaissés. C’est le cas notamment de Georges Clemenceau, dont on connaît bien la carrière politique, mais beaucoup moins le statut d’homme de plume. Celui que l’on a appelé le « Tombeur de ministère », puis « le Tigre », a aussi été un journaliste passionné, un ami des artistes et un écrivain. Nous aimerions parler des relations qui ont uni Mirbeau et Clemenceau, rappeler et tenter d’analyser l’admiration que Mirbeau a éprouvée pour cette figure, passer enfin en revue les points communs esthétiques et littéraires qu’ils ont partagés. Si les deux hommes se sont peu écrits, la correspondance de Mirbeau déploie plusieurs mentions de Clemenceau, que nous avons suivies pour reconstituer l’histoire de cette relation. Clemenceau homme de lettres Il convient tout d’abord de rappeler quelles ont été les productions littéraires de Clemenceau, en parcourant par exemple ce qu’en révèle sa correspondance, dont une anthologie, préfacée par Sylvie Brodziak1, est parue en 20082. Il apparaît qu’en 18933, après son échec dans le Var aux élections législatives, Clemenceau a souhaité entrer dans la carrière littéraire, comme il en fait la confession à son entourage et s’en ouvre notamment à Edmond de Goncourt : Non, ce n’est pas un compliment de me rappeler que j’ai trop donné de ma vie à la politique, mais puisque vous entrouvrez la porte du bâtiment, laissez-moi espérer que j’en pourrai peut-être quelque jour franchir timidement le seuil4. Edmond de Goncourt mentionnera d’ailleurs Clemenceau à plusieurs reprises dans son journal. Retiré de la vie politique pendant dix ans, précisément jusqu’en 1902 où il sera élu au Sénat, Clemenceau va consacrer beaucoup de son temps à l’écriture. À cet égard, le discours qu’il prononce au banquet Goncourt en 1895, destiné à célébrer la Légion d’Honneur décernée à Edmond, auprès duquel il a été introduit par son ami Gustave Geffroy, est une forme « d’intronisation ». Ces dix années sont marquées par une intense activité journalistique (quelques dix articles par semaine), la publication d’un roman, Les Plus forts5, d’une pièce de théâtre, Le Voile du bonheur6, et de plusieurs recueils d’articles (dont les sept volumes portant exclusivement sur l’affaire Dreyfus). L’écriture littéraire et l’écriture journalistique sont intimement liées chez Clemenceau, qui mène les deux activités de front. On comprend de ce fait la dimension « littéraire » de nombreux articles qu’il va rassembler en volumes, à 1 Sylvie Brodziak est aussi l’auteur d’une thèse sur Clemenceau écrivain, Lille, ARNT, 2004. 2 Georges Clemenceau, Correspondance (1858-1929) / édition établie et annotée par Sylvie Brodziak et Jean-Noël Jeanneney, Robert Laffont-Bibliothèque Nationale de France, 2008. 3 Voir parmi les biographies, Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, 1988. 4 Georges Clemenceau, Correspondance, opus cité, p. 233. 5 Georges Clemenceau, Les Plus forts, roman contemporain, Paris, Fasquelle, (Bibliothèque Charpentier), 1898. 6 Georges Clemenceau, Le Voile du bonheur, pièce en un acte, Fasquelle, 1901. 1 commencer par La Mêlée sociale7 en 1895, qui dresse une analyse de la société française, et que commentera Mirbeau. Puis paraîtront Le Grand Pan, Au Fil des jours, Figures de Vendée, Aux embuscades de la vie et Au Pied du Sinaï, illustré par Toulouse-Lautrec. Clemenceau parle malheureusement très peu de la genèse de ces volumes dans sa correspondance. Quelques mentions peuvent être relevées cependant, sur la construction du recueil Le Grand Pan8 par exemple, qui implique le classement des articles, la relecture des épreuves et la rédaction d’une préface. À son ami Frédérick Marxse : Je suis en retard d’un mois pour la copie du Grand Pan. Il faut que je classe les articles, ce qui est un fastidieux travail. Et dès que j’aurai achevé, tout en corrigeant les épreuves et faisant ma besogne ordinaire, il faudra s’occuper de la préface. Vous voyez que c’est trop de choses à la fois9. Ces recueils rassemblent des textes constitués de portraits et de souvenirs, de choses vues, de rêveries et de notes de voyage ; certains d’entre eux s’apparentent à des nouvelles10. Si l’écriture journalistique a à voir avec la littérature, la proximité des deux formes de rédaction explique sans doute aussi, a contrario, la dimension très argumentative des œuvres de fiction, produites dans un même mouvement. Le roman de Clemenceau, Les Plus forts, qui dénonce les relations de puissance régissant les rapports sociaux, et, par contamination, les rapports humains, est un objet déroutant qui mériterait d’être réédité, relu et analysé. S’y rencontrent et s’y entremêlent plusieurs influences et courants littéraires : le romantisme11, avec la présence d’un style assez clairement influencé par la prose hugolienne, le naturalisme, qui nous rappelle l’importance et la suprématie de la figure littéraire de Zola pour toute cette génération, une veine moraliste qui appartient en propre à Clemenceau, beaucoup de lyrisme enfin. Parallèlement, le principal personnage féminin est aux prises avec une forme de névrose rappelant les décadents, évoque par moments ses pulsions mortifères, est experte dans le maniement de tous les artifices, se drogue enfin à la morphine, qu’elle s’injecte au moyen d’une seringue en or. Ce déroutant brassage des genres et des modèles, pour maladroit qu’il apparaisse bien souvent, confère aussi au roman une coloration très fin de siècle, et l’œuvre gagnerait sans doute à être appréhendée dans cette perspective esthétique. En 1901, Clemenceau produira aussi une pièce de théâtre, Le Voile du bonheur, d’inspiration orientaliste, elle aussi commentée par Mirbeau, et donnée au théâtre de la Renaissance avec une musique composée par Gabriel Fauré. Le retour à la politique en 1902 marque la fin de cette période de production littéraire, qui reprendra en 1920, au moment où Clemenceau se retire de la scène publique. Le vieil homme s’attellera alors à la rédaction de biographies, dont celle de Monet12, et d’un volumineux ouvrage philosophique, de veine métaphysique et panthéiste, Au Soir de la pensée13, qui sera sa dernière œuvre. Le tableau synoptique des livres de la bibliothèque de Mirbeau, dressé par Jean-Claude Delauney dans le numéro 16 des Cahiers Octave Mirbeau14, révèle que Mirbeau possédait tous les livres de Clemenceau. Pierre Michel commente l’appellation « mon grand ami Georges Clemenceau15 », utilisée par 7 Georges Clemenceau, La Mêlée sociale, Paris, Fasquelle (Bibliothèque Charpentier), 1895. 8 Georges Clemenceau, Le Grand Pan, Fasquelle (Bibliothèque Charpentier), 1896. 9 Correspondance, opus cité, p. 241. 10 Les éditions du Cherche Midi ont extrait les articles les plus romanesques, et les ont rassemblés en 1997 sous le titre À travers champs / collection « Terra » dirigée par Jérôme Feugereux, Le Cherche Midi, 1997. 11 Sur l’influence hugolienne, voir Sylvie Brodziak, Clemenceau lecteur de Hugo, Communication du Groupe Hugo du 5 avril 2008, en ligne, groupugo.div.jussieu.fr. 12 Georges Clemenceau, Claude Monet, Les Nymphéas, Paris, Plon, 1928 (Collection Nobles vies - Grandes œuvres). 13 Georges Clemenceau, Au soir de la pensée, vol. I et II, Plon, 1927. 14 Jean-Claude Delauney, Tableau Synoptique des livres constituant la bibliothèque d’Octave Mirbeau, p. 129-165, in Cahiers Octave Mirbeau, n°16, 2009. 15 Correspondance III, p. 837. 2 Mirbeau dans une lettre à Henri de Varennes de 1902, en prenant pour témoignage sa bibliothèque : « Cette amitié est attestée par le nombre impressionnant des livres de Clemenceau imprimés sur papier de Hollande et offerts à Mirbeau, agrémentés de chaleureuses dédicaces. En 1898 […] il a ainsi dédicacé Les Plus forts “À Octave Mirbeau / en affection fraternelle / Georges Clemenceau16”. » Les affinités littéraires et esthétiques L’amitié entre Mirbeau et Clemenceau a donc été celle de deux hommes de plume. Ils se rencontrent en 1893 par l’intermédiaire de Gustave Geffroy, journaliste à La Justice, que dirige Clemenceau, et ami des deux hommes. D’emblée, Mirbeau semble avoir beaucoup admiré Clemenceau. Il l’exprime en tous cas dans des termes explicites et intenses (« je suis dans l’admiration », il « me passionne », « m’enchante », « me ravit », « je l’aime infiniment »), dans plusieurs lettres adressées à Gustave Geoffroy, Paul Hervieu, Mallarmé et à Clemenceau lui-même. À Gustave Geffroy en 1891, après un discours de Clemenceau sur la répression sanglante de grèves à Fourmies : Non, vraiment cet homme me passionne après m’avoir, jadis, quelquefois déconcerté ! Il m’enchante aujourd’hui, car c’est vraiment un homme. […] Je voudrais faire un portrait de Clemenceau : je sens que je puis le faire bien. […] Je voudrais faire, vous comprenez, quelque chose qui dépasse l’article de journal. Il me semble que je le puis17. Ce projet de portrait sera réalisé dans un article du Journal de mars 1895, sur lequel nous allons revenir. Au même Gustave Geffroy, deux ans plus tard, après un discours de Clemenceau, mis en cause dans le scandale de Panama : Je suis dans l’admiration de Clemenceau. […] Quand venez-vous ? Vous m’aviez promis que vous demanderiez à Clemenceau de venir avec vous. Ce serait pour moi une bien grande joie. / Il trouverait ici quelqu’un qui l’aime18. À uploads/Litterature/ sonia-anton-les-relations-entre-octave-mirbeau-et-georges-clemenceau-au-miroir-de-leur-correspondance.pdf

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