À maman, toujours. À Louise, Marie, Clémentine, Shilpa et Enora mes filleules a
À maman, toujours. À Louise, Marie, Clémentine, Shilpa et Enora mes filleules ardentes et lumineuses, ouvertes sur le monde, et décidées à l’embellir. « JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… » Je souris. J’essaie d’être rassurante. J’imagine parfaitement le tumulte d’idées, de souvenirs, de visages, que provoque cette amorce de phrase quand on invite à la poursuivre. Alors je la répète doucement et fais traîner le « si… » pour que la suite s’enchaîne presque naturellement. Comme si c’était simple. Mais je sais bien que la question soulevée est vertigineuse. Qu’est-ce qui m’a faite, défaite, marquée, orientée, bouleversée et sculptée ? Qu’est-ce qui m’a propulsée là où je suis aujourd’hui, à tel poste, telle situation… ou simplement tel âge ? Quel hasard, quelle rencontre, quel accident, quel don, quel caractère, peut-être aussi quel drame, ont aiguillé ma vie ? Quelle révolte m’a donné des ailes ? Ou peut-être quelle joie ? À moins qu’elles m’aient plombée ? Hantée ? Qu’il m’ait fallu me battre et me débattre, plonger et rebondir ? Ai-je poursuivi un rêve ? Ou bien n’en avais-je pas, contrainte de me lancer sur un chemin brumeux ? Des lanternes ont-elles éclairé mon parcours ? Des anges ont-ils veillé sur moi ? Et mes parents ? Mes géniteurs ! Quel rôle ? Quelle dette ? Quel fardeau ou quelle chance ? Parlons-en. Ou pas. C’est vous qui choisissez. Moi, je vous accompagne. Je soutiens, je relance, je suis curieuse. Profondément curieuse de ce que vous m’apprendrez. Ce qui m’intéresse, c’est l’énergie d’un cheminement. Ses ressorts secrets. Ses fantômes. Son moteur. Ses plaisirs. Comment se construit une vie ? Qu’est-ce qui fait avancer ? Qu’apprend-on en chemin ? Cela me passionne. Racontez. Oui, racontez… À 27 femmes fascinantes, j’ai donc lancé ce petit bout de phrase dans le cadre d’un rendez-vous hebdomadaire pour La Matinale du Monde. Miraculeusement, elles ont accepté de la poursuivre avec grâce, relevant le défi du raccourci, de l’introspection, de la mémoire sélective. Appliquées et sérieuses. Sincères et troublantes. En un éclair, elles sont allées à l’essentiel. Et m’ont embarquée sur le fleuve de leur vie. L ’interview est l’art de la rencontre. Elle se prépare, bien sûr. Je lis, me renseigne, me documente, je n’arrive pas vierge de toute connaissance à notre rendez-vous. J’ai des repères chronologiques, une idée de ce qui les anime. Mais pas de grille de questions, pas de fiche, pas de formulaire type. Je me laisse porter par la conversation et puis l’on improvise. J’écoute. J’écoute intensément avant de relancer. Un pas de deux, voilà ce que je propose. J’arrive toujours un peu anxieuse. Cela ne se voit pas, j’espère. Mais enfin, chaque rencontre est un défi et je n’ai pas le droit d’échouer. Je me présente, je remercie, je branche deux petits enregistreurs en plaisantant sur ma maladresse légendaire avec la technologie, et puis je lance la phrase fétiche : « Je ne serais pas arrivée là si… » Et c’est le grand plongeon. Rien au monde n’est plus important, alors, que la personne en face de moi. Rien ne doit m’échapper d’un sourire ou d’un regard embué, d’une hésitation, d’une contradiction, d’un frémissement, d’un agacement, d’une confession, d’une dérobade. Je ne prends pas de notes, je ne lâche pas le regard de l’autre. Nous sommes deux à vivre cette aventure. Deux à converser, face à face, les yeux dans les yeux. C’est éprouvant. Et agréable. Je suis tendue. Je réagis, je ne suis pas neutre. Au diable le détachement de l’entomologiste. Je bouge, je ris, j’écarquille les yeux, secoue la tête, vibre, oui, vibre à ce qu’on me raconte. Spontanée. En empathie. Les réponses m’intéressent au plus haut point et je le fais comprendre. J’attends même qu’elles me nourrissent. L ’inattendu me réjouit. C’est fou comme l’interview est un exercice subjectif. Il y a quelques années, je n’aurais pas posé les mêmes questions. Enfin, pas toutes les questions. J’étais sur un petit coussin de bonheur. Les guerres, les drames, les catastrophes que j’avais couvertes comme grand reporter n’avaient pas entamé une inébranlable confiance dans la vie. C’est incroyable, mais oui, je ressentais depuis toujours une véritable jubilation à vivre. Je n’étais guère sujette au blues, j’ignorais la mélancolie. Cela pouvait même déconcerter, je crois, mes plus proches amis. Et quand Yasmina Reza, dont je devais faire un jour le portrait, m’a confié qu’on utilisait souvent l’expression de « vieille âme » pour la décrire, enfant, allusion à sa lucidité implacable et désespérée, j’ai été subjuguée. Se pouvait-il que je manque de sagesse ? D’intuition sur l’éphémère et l’âpreté de la vie ? J’avais pourtant rencontré, au cours de nombreux reportages, des situations terribles ; interrogé des témoins en détresse, noué des liens, de vrais liens, avec des personnes revenues de l’enfer. Je me torturais, la nuit, pour trouver les mots accordés à leur malheur, pour décrire au plus près, au plus juste, le tragique, l’injustice, la souffrance. Je rentrais bouleversée, soucieuse, par le pouvoir de l’écriture, de toucher mes lecteurs, et de jeter des ponts entre eux et les sujets de mes reportages. Mais je n’avais jamais ressenti dans ma chair, dans mon âme, le vrai chagrin et la désespérance. Et puis c’est arrivé. Sans crier gare, sans me prévenir, sans dire au revoir, mes deux parents se sont envolés, à quelques semaines d’écart. Et je n’en suis pas revenue. J’ai été torpillée. En rentrant de Bretagne où mes deux frères et moi avions fermé la maison qui avait tellement résonné de rires, de discussions et de chansons (ma mère chantait toujours), j’étais comme un « wounded soldier ». Pleine de gnons et de blessures. Sonnée. Stoppée tout net dans mon élan. Avec un chagrin fou. D’un coup, toutes les questions existentielles négligées jusqu’alors dans le tourbillon de la vie se sont abattues sur ma tête. Pourquoi ? Pour qui ? Comment ? V ers où ? Quel sens ? Ma mère, ma mère tant aimée, m’avait appris tant de choses, sauf comment vivre sans elle. Et danser sous la pluie. J’ai perdu le souffle. Expérimenté le manque, le silence glacial, l’indicible tristesse. Inconsolable. Consciente que le bonheur, tout au moins sa plénitude, avait disparu à jamais. C’était donc ça, le métier de vivre ? Perdre ? Et continuer d’avancer ? Alors, puisque Le Monde me donnait carte blanche pour instaurer ce rendez-vous « Je ne serais pas arrivé là si… » que j’avais déjà expérimenté quelques années plus tôt, eh bien je poserais toutes les questions me venant à l’esprit. Des plus simples : « quel était le rêve de vos 15 ans ? » aux plus ardues : « comment vivre avec l’absence ? », « le bonheur est-il un don ? », « la mort ne serait pas la fin ? ». Ce n’était pas une obsession, mais une nouvelle liberté. Ma vie avait changé. Il y aurait un avant et un après cette collision avec la mort. Mon questionnement s’enrichissait, gagnait en profondeur, et j’osais davantage. Patti Smith accueillera mes questions sur le deuil et l’absence avec une infinie bienveillance. Amélie Nothomb me parlera de sa terreur de perdre sa mère. Joan Baez me racontera la douceur d’avoir accompagné la sienne jusqu’à sa dernière heure. Il y a au moins une chose que l’on gagne en « mûrissant » ! Cecilia Bartoli affirme être meilleure chanteuse à 52 ans qu’à 20 ans ; moi, je pense être meilleure intervieweuse aujourd’hui qu’à 30 ans. Mais la rencontre n’est pas tout. Reste à l’écrire et à la partager. Faire qu’à la lecture, la conversation coule de source. Décrypter l’enregistrement, certes. Mais reconstruire, travailler, sculpter, ciseler, donner du corps, du nerf, de la vie. Puisque le lecteur n’aura ni le son, ni le souffle, ni le regard de l’interviewée, à moi de me débrouiller, avec les mots, le rythme, la ponctuation, les ruptures de récit et relances de questions, pour restituer son âme et le grain de sa voix. J’ai ma boîte à outils. Je rabote, je lime, je scie. Pour mieux les faire entendre, leur être le plus fidèle possible, et retranscrire leur émotion, je peux passer vingt heures. Un vrai chantier. Avec des frustrations ! Que n’ai-je eu plus de temps avec mon interlocutrice ? Que ne puis-je la revoir ? Certaines étaient entre deux avions. D’autres, entre deux interviews. Je n’ai souvent droit qu’à une heure, ou une heure trente. Rares sont celles qui m’accordent trois heures. J’oublie que je travaille pour un quotidien. J’écris pour l’éternité. Quelle audace ! Mais pourquoi un recueil composé uniquement d’interviews de femmes ? Après tout, je me suis livrée au même exercice avec un grand nombre d’hommes et toujours avec joie. C’est parce que la planète des femmes reste particulière et leur parcours une course d’obstacles qui ne cesse de me fasciner. Ces 27 femmes ont imposé leur voix dans un monde dont les règles sont forgées par les hommes. Ces 27 se sont battues dans des univers machistes, bourrés de préjugés à l’égard des femmes uploads/Litterature/ je-ne-serais-pas-arrivee-la-si-27-femmes-racontent-by-cojean-annick-cojean-annick.pdf
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- Publié le Fev 22, 2022
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