Systèmes de pensée en Afrique noire 12 | 1993 Fétiches II Entre recette magique

Systèmes de pensée en Afrique noire 12 | 1993 Fétiches II Entre recette magique d'Al-Bûnî et prière islamique d'al-Ghazali : textes talismaniques d'Afrique occidentale. Between al-Bûnî’s Magical Recipes and al-Ghazâlî's Islamic Prayer: Talismanic Texts from Western Africa” Constant Hamès Édition électronique URL : http://span.revues.org/1344 DOI : 10.4000/span.1344 ISSN : 2268-1558 Éditeur École pratique des hautes études. Sciences humaines Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 1993 Pagination : 187-223 ISSN : 0294-7080 Référence électronique Constant Hamès, « Entre recette magique d'Al-Bûnî et prière islamique d'al-Ghazali : textes talismaniques d'Afrique occidentale. », Systèmes de pensée en Afrique noire [En ligne], 12 | 1993, mis en ligne le 03 décembre 2013, consulté le 24 février 2017. URL : http://span.revues.org/1344 ; DOI : 10.4000/span.1344 © École pratique des hautes études ENTRE RECETTE MAGIQUE D'AL-BÛNÎ ET PRIÈRE ISLAMIQUE D'AL-GHAZÂLÎ: TEXTES TALISMANIQUES D'AFRIQUE OCCIDENTALE par Constant Hamès En travaillant sur un corpus d'une vingtaine de recettes magiques à base de textes islamiques dont se servait un moodi ("marabout") soninké (Hamès, 1987), la question de la provenance de ces recettes s'est posée. Le moodi lui-même ne les avait pas inventées et les gens de sa famille dont il les tenait, particulièrement son père, non plus. Alors qui? et d'où? La tradition orale, la consultation de certains fonds de manuscrits et l'ouvrage déjà ancien d'E. Doutté (1908) sur le Maghreb font émerger, de l'anonymat apparent de tous ces textes magiques d'Afrique occidentale, un nom, celui d'al-Bûnî et le nom d'un de ses ouvrages, le Shams al-ma cârif, "Le soleil des connaissances" 1. Les comparaisons entre cet ouvrage et les recettes talismaniques de "terrain" s'avèrent tout à fait instructives. On y regardera donc de près. Cependant, cette comparaison n'est pas totalement satisfaisante car plusieurs textes talismaniques recueillis ne coïncident pas - ou trop 1 Cf. à ce sujet les travaux récents de P. Lory. Fétiches II. Puissance des objets, charme des mots, Systèmes de pensée en Afrique noire, 12, 1993 188 Constant Hamès partiellement - avec le modèle général proposé par al-Bûnî. Par contre ils ressemblent à ces formes de prière que les traditions d'origine de l'islam ont dénommées du câ, pl. da cwât, c'est-à-dire "appel", "invoca- tion", "supplique" etc. Or une des présentations les plus systématiques de ces da cwât est contenue dans l'œuvre maîtresse d'al-Ghazâlî, l'Ihyâ' culûm ad-dîn (La revivification des sciences de la religion) (Al-Ghazâlî, s.d.). Là aussi, la confrontation avec les écrits africains pourra nous indiquer s'il s'agit d'un second modèle d'inspiration possible. Pour fixer les idées, prenons deux exemples de terrain, provenant du corpus soninké et correspondant apparemment à des univers de réfé- rence différents. Premier exemple. Il s'agit de deux courtes recettes pour agir sur les paroles d'un adversaire ou d'un supérieur en lui "prenant la bouche". Voici les textes. "Recette de l'adversaire (al-khasam) ou d'un chef (sultân). Si tu veux prendre la bouche de celui qui est furieux contre toi (yagh- dabu calayka) ou si tu veux arriver à tes fins auprès de celui que tu sollicites, recopie ce tableau (al-khâtim), glisse-le dans un étui (unbûb) que tu maintiendras d'un fil ou d'une ficelle puis mets-le en poche: il aura pour effet de faire se mélanger les paroles dans la bouche de ton adversaire et de l'empêcher de trouver le bon argument, in shâ'. (Une écriture différente a hâtivement rajouté "Allah", ce qui, au lieu de "si veut" donne "si Allah le veut"). Voici le tableau à transcrire sans bismillah (bilâ basmalat)." Celui-ci contient une formule verbale non identifiée, entrecoupée par un des signes "cabalistique" - IIII - qu'al-Bûnî appelle parfois tilasm, suivie d'une ligne et demie d'un verset coranique dont il manque le dernier terme verbal: "Sourds, muets, aveugles, ils ne pas" (Coran, II, 18 & 171). La négation (la) est répétée sept fois. Le contexte du verset, dans le Coran, désigne ceux qui sont abandonnés par Allah. Mais nous savons d'expérience que ce n'est pas le contexte que vise le talisman mais bien le sens premier et littéral des termes qu'il a sélectionnés. Entre recette magique et prière islamique 189 Une deuxième recette suit: De même, avec le tableau suivant, tu prends la bouche de l'adver- saire (fam al-khasam) et de ce fait, tu le domines (taghlibuhu). Voici le tableau, à mettre en poche. Le tableau est un carré de 3 x 3 cases (appelé généralement pour cette raison mu?alla?); la case centrale est vide, fort probablement réservée à l'inscription du nom de l'adversaire; les trois cases supérieures portent chacune un terme dont l'ensemble donne: "Il fut troublé celui qui était infidèle" (Cor, II, 258); les cinq autres cases comportent des chiffres. Dans les deux cas, on est en présence d'une magie de type sym- pathique puisqu'il s'agit de transférer sur quelqu'un les effets du contenu explicite d'un texte efficace ("sourds, muets, aveugles" - "trouble"). Il s'agit aussi de magie maléfique si l'on en juge par la charge agressive du projet et du désordre psycho-moteur souhaité. Fait remarquable, contrairement à l'accoutumée, aucune formule islamique pieuse n'introduit la recette et il est même spécifié qu'il faut l'en écarter: "bilâ basmalat"; le "in shâ'" (si veut) non suivi d'Allah dans l'écriture originale est peut-être symptomatique. On peut alors s'interroger sur le statut du texte coranique tel qu'il est utilisé ici: quelle est la "force" efficace à laquelle le talisman se réfère? Une indication intéressante vient de ce qu'al-Bûnî a traité la même question de l'action magique sur la parole d'autrui, au moyen du même vocabulaire coranique. Sa recette (Shams, II, 223) vise en effet "à nouer les langues (li- caqd al-alsina), entre autres en recopiant cinq fois les mots "sourds, muets" et sept fois "aveugles" suivis de "et ils ne voient pas, ne s'expriment pas, ne parlent pas" (Cor, VII, 179) puis, s'adressant à la personne visée: "ô un tel fils d'une telle (ben fulâna) 2, ta langue est nouée." Une allusion et un appel analogiques 2 Alors que la société arabe est patrilinéaire, la magie arabo-musulmane, comme toute magie semble-t-il, s'intéresse à la filiation par les femmes. Le prototype, dans notre corpus soninké, en est l'appel au nom de la mère de Moïse. Ayant fait assister un jour un ami marabout à une messe catholique à la campagne, il voulut discuter avec le curé à qui il demanda à brûle-pourpoint s'il connaissait le nom de la mère de Moïse... malgré ses encyclopédies, le curé ne le trouva pas alors que le marabout le connaissait fort bien à cause des talismans. 190 Constant Hamès sont faits à "Allah qui a noué les sept (sab ca) cieux et les lions (sibâ c) de Daniel" puis al-Bûnî propose l'utilisation d'une graphie originale des trois termes coraniques "sourds, muets, aveugles". La parenté entre la première recette de terrain et celle d'al-Bûnî apparaît clairement (nouer la langue; sourds, muets, aveugles, ne....pas; le chiffre sept). Dans le même sens, on relèvera la construc- tion du 2e tableau qui mêle mots et chiffres. Al-Bûnî est particulière- ment connu pour la prescription et l'exploitation systématiques de ce type de tableau, comme l'atteste son ouvrage, le Shams, notamment dans sa quatrième partie. Deuxième exemple. Voici d'abord une prescription à base de récitations pieuses, pour le rachat de fautes morales. "Talisman. Les Khalifes ont rapporté d'après le messager d'Allah - le salut d'Allah et la paix soient sur lui - qu'il existe cinq invoca- tions pieuses (a?kâr) à faire pour le rachat de ses fautes (fidya). La première: il n'y a de dieu qu'Allah, à réciter 70 000 fois. La deuxième: loué soit Allah, louange à lui, loué soit Allah, le glorieux, à réciter 1 000 fois. La troisième: au nom d'Allah le clément, le miséricordieux, à réciter 800 fois. La quatrième: dis, il est lui, Allah, l'unique, à réciter 50 fois. La cinquième: le salut sur le Prophète, soit la formule: Que le salut d'Allah et la paix soient sur lui, 12 000 fois. Fin." Comparativement aux "recettes" précédentes, la tonalité est différente. La présentation formelle suit le modèle des traditions prophétiques (hadî?) et les formules à réciter s'inspirent de celles des confréries islamiques (?ikr, pl. a?kâr) et, au-delà, d'une tradition mystique dont al-Ghazâlî représente le pivot. On remarquera cependant l'importance des chiffres (il y a cinq invocations), des nombres et des répétitions. Voici encore, dans un registre voisin, une récitation coranique (Cor, III, 6) à faire dans une situation bien particulière: "Talisman de l'enfant. A réciter au moment de l'accouplement ( cind al-jamâ ca). La femme trouvera un enfant. 'C'est lui qui vous fait prendre forme dans les utérus, selon sa volonté. Il n'y a pas de dieu en-dehors de lui, l'aimé, le sage'. Fin." Entre recette magique et prière islamique 191 Il n'y a pas de rituel, pas d'instrumentation à mettre en œuvre sinon la récitation au moment opportun de ce verset coranique dont on veut s'accaparer le sens et les effets d'ordre sympathique 3. Magie d'un côté, prière de l'autre? Acceptons pour le moment de poser la question en ces termes puisque les différences entre des talismans effectivement utilisés en Afrique de l'ouest nous y uploads/Litterature/ span-1344.pdf

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