Synthèse du séminaire n°6 (première et deuxième années) Les poèmes en prose à l

Synthèse du séminaire n°6 (première et deuxième années) Les poèmes en prose à la lumière des Fleurs du mal L’entreprise du Spleen de Paris nait des Fleurs du mal et sans doute aussi de la traduction des nouvelles d’Edgar Poe. Nous nous contenterons d’évoquer ici l’influence des poèmes versifiés dans la création des poèmes en prose et la relation qui s’instaure entre les deux ensembles de poèmes. Nous avons déjà remarqué dans le séminaire n°2, le recueil de poèmes en prose s’organise en relation avec les deux premières sections des Fleurs du mal. Plusieurs thèmes baudelairiens centraux se font échos et qu’on peut parler de véritable correspondance littéraire, d’« intratextualité » entre plusieurs poèmes. On s’attardera dans le cadre de ce séminaire, non à l’intertextualité traditionnelle qui se tisse entre différents poèmes, mais à un autre type d’intertextualité, celle qui s’organise autour de la naissance d’un poème en prose à partir d’un poème en vers. On assiste en effet à de véritables diptyques poétiques avec les poèmes baptisés Le Crépuscule du Soir ou L’Invitation au Voyage. Le cas du poème en prose La Belle Dorothée et de son rapport au poème versifié Bien loin d’ici (intégré à l’édition de 1868 des Fleurs du mal) est différent dans la mesure où le développement opéré par le poème en prose est tel que l’on ne peut pas le limiter à une réécriture du poème versifié. Le fait que les noms des deux poèmes soient distincts accentue encore cette aspect. Nous nous contenterons ici de l’étude des poèmes Le Crépuscule du Soir et L’Invitation au Voyage en les mettant en parallèle avec leurs parents versifiés tirés des Fleurs du mal. De la confrontation de ces poèmes, nous tirerons quelques conclusions décisives sur les spécificités du poème en prose baudelairien, et aussi, en négatif de sa poésie versifiée. Il est cependant nécessaire de faire un détour par la célèbre dédicace à Arsène Houssaye pour évoquer quelques idées formulées par le poète pour définir son nouveau projet poétique. Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fi l’interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier. A partir de l’évocation d’une expression populaire (« sans queue ni tête ») qui renvoie normalement à quelque chose d’insensé, le passage file une métaphore associant le recueil de poème en prose à l’idée du serpent et du vers. Puisque « tout y est à la fois tête et queue » est d’abord une comparaison et une opposition au Fleurs du mal (dont Baudelaire écrit vouloir qu’on lui reconnaisse un début et un fin) mais cette image serpentine justifie également une opposition à la prose romanesque (« l’interminable d’une intrigue superflue »). L’image du vers émerge implicitement, d’une part en ce qu’il ne se différencie pas toujours du serpent (ainsi un même mot en anglais les désignent tous les deux, le terme worm, mot central dans le lexique poétique d’Edgar Poe) et d’autre part à travers l’exemple que cite Baudelaire : « Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part ». Cette caractéristique est propre au vers et non au serpent. Enfin la phrase finale du passage est volontairement ambiguë : oser « dédier le serpent tout entier » connote immédiatement le projet d’immoralité. « Vertèbre » , « fragments » , « tronçons » sont les termes utilisés pour évoquer les poèmes : les trois montrent encore qu’il reste question d’architecture dans ce projet quoique d’une manière très différente des Fleurs du mal. J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. Claude Pichois invite à relativiser l’influence de Gaspard de la Nuit sur les poèmes en prose baudelairiens. Rien de surprenant à cela. Le choix d’une sorte de « parrain » de l’œuvre poétique est chez Baudelaire ambigu des le départ : l’admiration sincère du poète pour Gautier, dédicataire des Fleurs du mal, n’empêche pas le caractère tout relatif, voir très pauvre de l’influence de la poésie parnassienne sur le recueil de Baudelaire. Les dédicaces de poèmes à Victor Hugo ou Maxime Du Camp ne sont pas moins ambigus - tant la verve polémique est présente dans les poèmes en question. On ne sera donc pas étonné de la cohabitation d’une telle dédicace et d’une presque absence d’influence d’Aloysius Bertrand sur Le Spleen de Paris. On notera cependant que faute d’influence, on peut parler d’idée, de source d’inspiration pour Gaspard de la Nuit (« l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue »). Mais immédiatement le projet baudelairien se sépare de son modèle (« et d’appliquer à la description de la vie moderne ») pour rejoindre ces thématiques de toujours. La précision qu’il s’agit d’une vie moderne est tout aussi typiquement baudelairienne, et souligne insidieusement qu’il s’agit moins de faire le tableau de la modernité (ce qui irait dans le sens d‘un littérature du progrès que Baudelaire condamne), que d’une vie aux prises avec les affres de la modernité, et d’un poète qui doit tirer de ces affres des textes de valeur. Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? Un point notable est ici le choix de l’expression prose poétique par Baudelaire. Cette expression - qu’on aurait tendance à utiliser généralement pour désigner moins un véritable poème qu’une œuvre de prose (notamment romanesque) parfumée - coexiste avec celle de poème en prose, formulée dans le titre du recueil. L’étude des œuvres critiques de Baudelaire nous a déjà permis de voir que la poésie est à ces yeux moins une substance définie par le vers, que le fond suprême et authentique de l’art en général - les termes dans lesquels il évoque Delacroix témoignent tout à fait dans ce sens, son rapport à la prose de Poe également. Enfin, la confrontation de l’écriture d’un essai comme les Paradis Artificiels (le sous- titre « Le poème du Haschich » souligne cette idée) avec le Spleen de Paris renforce cette idée - Claude Pichois écrit d’ailleurs à ce propos : « Par leur lyrisme profond et contenu, ils [Les Paradis Artificiels] sont, surtout dans la seconde partie, comme un grand poème en prose ». Ainsi le vers est moins primordiale qu’autre chose. Peut-être une musique adaptée à la complexité du monde et de la vie - à laquelle la prose poétique pourrait, mieux que le vers, parvenir. Le poème en prose se définirait donc comme une musique, paradoxale dans son essence, non parce qu’elle se veut sans rimes, mais sans rythme - condition sine qua none de toute musique au sens propre, dans la mesure où tout travail harmonique ou mélodique sans rythme, ne produit pas de musique. Paradoxale, la prose poétique l’est encore en ce qu’elle doit être à la fois souple et heurtée. A ceux qui voyaient La Beauté comme l’art poétique baudelairien et un art poétique qui refuse le mouvement, cette dédicace est un déni flagrant de cette idée : le poème en prose se caractérise avant tout par des mouvements, idée trois fois répétée sous diverses formes : «mouvements lyriques de l’âme » / « ondulations de la rêverie » / « soubresauts de la conscience » On peut probablement considérer que les deuxièmes et troisièmes types de mouvements procèdent du premier qui les englobent l’un et l’autre . Le type de mouvement est liée au lieu d’émission du poème : à l’harmonie de la rêverie que suggère l’idée d’ondulation succède au contraire la dysharmonie de la conscience. C’est, plus encore que dans la peinture de la ville (qui n’est au fond qu’un prétexte), dans cette violence des mouvement poétiques de la conscience que se situe l’aspect moderne uploads/Litterature/ synthese-du-seminaire-n06.pdf

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