Laurine Quetin Revue Musicorum N° 18 - 2017 La musique et le mal figures, lectu

Laurine Quetin Revue Musicorum N° 18 - 2017 La musique et le mal figures, lectures, représentations Ce numéro de Revue Musicorum est réalisé avec le concours de l’Institut de Recherche Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues « IRPALL », de l’Université de Toulouse-Le Mirail. http://w3.univ-tlse2.fr/irpall/ Direction : Laurine Quetin laurine.quetin@orange.fr Comité scientifique : Konstantinos Alevizos (Conservatoire à rayonnement régional des Pays de Savoie), Violaine Anger (Université d’Evry-Val d’Essonne), Bruce Alan Brown (University of Southern California, Los Angeles), Pierre Degott (Université de Lorraine), Albert Gier (Universität Bamberg), Sylvie Le Moël (Université Paris-Est Créteil), Nathan John Martin (University of Michigan), Marie-Thérèse Mourey (Université Paris-Sorbonne), Maria Semi (Università di Torino), Denis Vermaelen (Université François-Rabelais de Tours). La responsabilité éditoriale de ce numéro a été assurée par Nathalie Vincent-Arnaud et Frédéric Sounac Site internet : www.revuemusicorum.com SOMMAIRE La musique et le mal : figures, lectures, représentations Préface Nathalie Vincent-Arnaud, Frédéric Sounac Zola et Wagner face au mal : Messidor et la Tétralogie Olivier Sauvage La rédemption de Niccolò Paganini Eça de Queirós et M. S. Lourenço Marisa Das Neves Henriques Musique et domination dans la tragédie musicale Clara S. d’Elfriede Jelinek : la musique et le mâle Floriane Rascle Quatre, quartes et figures du Mal dans le Tour d’écrou de Benjamin Britten Gilles Couderc Les musiques du mal dans Greek (1988) de Mark-Anthony Turnage Jean-Philippe Héberlé Höllenfürst und Satansbraten: der Teufel im Musiktheater Albert Gier Sirènes et Lorelei : Homère, Brentano, Heine, Hagen Sonia Schott Orgue et hubris : l’orgue, instrument des monstres de cinéma Laurent Olivier Marty Lettre d’une inconnue (Max Ophuls, 1948), ou la musique entre le mal et le bien Raphaëlle Costa de Beauregard Le duende lorquien : une épreuve pour l’art, la pensée et la vie Anne-Sophie Riegler Succomber au chant des Sirènes : les intrications de la musique, de l’amour et de la folie dans La mise à mort de Louis Aragon Isabelle Perreault Sombrer dans la musique : trois regards portés vers le lieu de la perte de l’autre (sur La Sonate à Kreutzer de Tolstoï, Un soir au club de Christian Gailly et Mélo d’Alain Resnais) Patrick Vayrette 7 9 21 33 51 65 75 95 109 121 133 149 165 Le Freischütz et la terrible fanfare du chasseur noir : comment Weber a envoûté l’écriture de quelques romantiques (Gautier, Heine, Berlioz) Aleksandra Wojda La figure maléfique du musicien-chanteur dans le Livre des Chants Ballé Niane La campagne contre le boulevard : la Schola Cantorum et la diabolisation de la chanson de café-concert Alexandre Robert Laurine Quetin Avril 2017 - Tiré en 60 exemplaires 175 187 199 – Tiré à part – Orgue et hubris : l’orgue, instrument des monstres de cinéma Des profondeurs infernales de l’Opéra de Paris, Erik le Fantôme extirpe de l’orgue les accents impérieux de son Don Juan triumphans, musique pleine, selon ses dires, d’une menace cachée. Christine, épouvantée, tremblante, gît à ses pieds. Les mains soignées du bon docteur Jekyll courent paisiblement sur le clavier de l’orgue. La douce mélodie du choral « Ich ruf zu dir, Herr Christ » de Bach s’élève de l’instrument. Le calme avant la tempête. Échevelé, suant, le regard exorbité, le Capitaine Nemo délivre, sur le fastueux orgue du salon de son Nautilus, une interprétation particulièrement dramatique de la Toccata et fugue BWV 565, Bach toujours, laissant exploser sa folie mégalomaniaque et le déchirement de son âme. Loin de l’image apaisée de l’instrument liturgique et des fastes du culte, l’orgue au cinéma semble le moyen d’expression musicale privilégié des monstres, savants fous et autres héros hallucinés. Quelles peuvent être les origines de cet étrange retournement de sens et quelles significations peut-on lui attribuer ? Voici diverses questions auxquelles nous essaierons ici de proposer une réponse au travers d’exemples célèbres. Bien loin d’être exhaustive, cette approche, née d’abord d’une analyse de la première adaptation cinématographique du Fantôme de l’Opéra, prendra la forme d’une promenade en monstrueuse compagnie avec quelques films réunis autour de cet instrument et de la figure tutélaire de Jean-Sébastien Bach. A l’origine, l’opéra Le cinéma n’a, bien sûr, pas inventé la face monstrueuse et diabolique de l’orgue. Si nous sommes habitués à y voir l’instrument-roi de la liturgie chrétienne, l’Antiquité, qui inventé l’orgue hydraulique, l’associait au fracas des jeux du cirque. Et c’est par l’empire romain d’Orient que l’orgue est revenu en Occident, lorsqu’en 767 l’empereur Constantin Copronyme de Byzance offre à Pépin le Bref un instrument somptueusement décoré. Ce n’est que peu à peu que s’institue l’habitude d’un usage liturgique, non sans réticences d’ailleurs. Aussi tardivement que 1528, le concile de Sens met de sévères limites à son utilisation, recommande de n’en jouer qu’à certaines occasions particulièrement solennelles et de n’y faire entendre « aucune musique impudique ou lascive1 » 1 - « Nolumus itaque quod organicis instrumentis resonet in ecclesia impudica aut lasciva melodia : sed sonus omnino dulcis, qui nihil præter hymnos et cantica spiritualia representet ». Cité dans Bulletin du comité historique des arts et monuments, Imprimerie Nationale, Paris, volume 1, 1849, p. 30. Orgue et hubris 110 – Tiré à part – Impudique et lascif, l’orgue ? Pourquoi pas, si l’on en croit certains compositeurs lyriques. C’est en effet à l’opéra que nous trouvons les premières associations dramatiques entre orgue et démon, même si le premier en date le fait d’une façon sans doute tout à fait inconsciente. Dans la scène de l’église du Faust de Charles Gounod2, nous voyons Marguerite hésiter à entrer dans l’église confesser ses péchés. Elle implore le pardon divin aux portes du temple tandis qu’à l’intérieur l’orgue accompagne l’office. Mais c’est Méphistophélès qui lui répond et lui interdit le pardon en invoquant les esprits infernaux. L’intention de Gounod était sans doute d’utiliser l’orgue comme instrument diégétique, renvoyant à la cérémonie qui se déroule à l’intérieur du bâtiment, musique d’un impossible pardon. Mais l’effet sur le spectateur est tout autre. Pour toujours, nous entendons la voix de basse du diable associée à l’orgue, une mise en scène récente allant jusqu’à offrir le spectacle de Méphisto jouant de l’orgue à la tribune habillé en prêtre3. Gounod, homme très pieux et auteur d’une abondante œuvre religieuse, aurait été sans doute épouvanté d’une telle audace. Néanmoins, la force dramatique et potentiellement subversive de cette association n’a pas échappé à ses contemporains, et la scène faillit bien être interdite par Achille Fould, ministre d’Etat et des Beaux-Arts de 1852 à 1860, qui craignait un incident diplomatique avec le Vatican. Même si, au fond, la scène est bien sulpicienne et ne s’éloigne pas, sur le plan musical, de la vision catholique de l’époque, cette première intrusion de l’orgue à l’opéra se fait sous le signe de l’ambiguïté, et son association au culte, moins forte que son goût de péché, est peut-être la marque des hésitations de Gounod lui-même, écartelé entre spirituel et charnel4. La Tosca de Giacomo Puccini, en revanche, ne renferme aucune ambiguïté mais une puissante charge contre l’Église. A la fin de l’acte I, le concupiscent Scarpia, certain déjà de tenir Tosca, se délecte à l’avance de sa victoire et laisse éclater sa lubricité tandis qu’éclate le Te Deum qui célèbre la fin de la République romaine dans l’église Sant’Andrea della Valle, accompagné de cloches et de l’orgue tonitruant. Le baron exulte : « Tosca, tu me fais oublier Dieu5 ! ». L’orgue est ici l’instrument du monstre lubrique caché sous le dévot. Par un étrange retournement, Scarpia, ne rejoint pas tant le chant religieux que le chœur des fidèles semble célébrer sa gloire et sa jouissance. L’utilisation conjointe de l’orgue et des canons ne saurait mieux exprimer, comme l’écrit Marcel Marnat, l’alliance du sabre et du goupillon6. Deux niveaux de lecture, en effet, sont envisageables : le plan historique général qui voit la république chassée par l’armée et sa chute célébrée par le clergé ; et une dimension morale et psychologique, un cas de sadisme typique caché sous des dehors respectables, Scarpia prenant plaisir à torturer ses victimes en affichant tous les signes extérieurs d’une piété hypocrite. 2 - A la scène 3 de l’acte 4. 3 - Nicolas Joël, Orange, 2008. 4 - Laure Schnapper, Le Faust de Gounod, In Jean-Yves Masson (sous la dir. de) Faust ou la mélancolie du savoir, Paris, Desjonquères, 2003, pp. 126-133. 5 - Notre traduction. 6 - Marcel Marnat, Puccini, Paris, Fayard, 2005, p. 284. Laurent Olivier Marty 111 – Tiré à part – Puccini, issu d’une ancienne lignée de musiciens d’église de Lucques connaissait parfaitement l’instrument et aurait même, selon l’anecdote, dévissé et vendu les tuyaux d’un orgue pour financer un rendez-vous tarifé7, ce qui en dit long sur ses rapports personnels avec ce noble instrument et le respect qu’il lui voue. La dimension de critique sociale liée à l’utilisation de l’instrument dans ce contexte fera école dans le cinéma européen. De grands maîtres l’illustreront, et parmi eux, plusieurs Italiens, comme il n’y a pas lieu de s’en étonner. Orgue, cinéma, religion L’une des plus remarquables utilisations de l’orgue comme emblème d’un culte dévoyé se trouve dans le célèbre film uploads/Litterature/ laurent-marty-la-musique-et-le-mal.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager