MÁTHESIS 9 2000 105-140 Terre des Hommes de Saint-Exupéry: la conquête d’un nou

MÁTHESIS 9 2000 105-140 Terre des Hommes de Saint-Exupéry: la conquête d’un nouvel espace MARIA DE JESUS CABRAL «Il n’est point de lecture directe du réel. Le réel c’est le tas de briques qui peut prendre toutes les formes» Antoine de Saint-Exupéry1. Dans les itinéraires de l’écrivain, la publication de Terre des Hommes, en 1939, constitue une sorte de retour littéraire, huit ans après le succès de Vol de Nuit2. Dans Les cinq visages de Saint- Exupéry, M. Pélissier rappelle comment André Gide, à l’époque traducteur de Conrad, aurait inspiré à son ami l’agencement esthétique du nouveau roman: «Après ses deux premiers romans, je m’étais hasardé à lui dire: pourquoi n’écririez-vous pas quelque chose qui ne serait pas un récit continu mais une sorte de /.../ bouquet, de gerbe, s ans tenir compte des lieux et du temps, le groupement en divers chapitres des sensations, des émotions, des réflexions de l’aviateur, quelque chose d’analogue à ce que l’admirable Mirror of the Sea de Conrad est pour le marin?»3. Le chef de file de la NRF aurait encore ajouté: «Saint-Exupéry ne connaissait pas encore ce livre lorsque commença Terre des Hommes de prendre forme dans son esprit. Et tout ce qu’il m’en lut, peu de mois ensuite, surpassait mes voeux, mon attente et mon espérance»4. Pélissier souligne par ailleurs le lien entre Terre des Hommes et la production postérieure: 1 Un sens à la vie (1956), 1994, 256. 2En pleine période de consécration littéraire, Saint-Exupéry se débat en effet contre une crise d’impuissance créatrice dont rend compte Emmanuel Chadeau, son plus récent biographe: «Le jeune romancier certes, écrit /.../ il est en recherche. Il griffonne beaucoup, mais peu de choses sont publiables jusqu’en 1935, ou données par lui à publier» (CHADEAU, E., (1994) 202). 3PELISSIER, M. (1951) 68. 4Ibidem. MARIA DE JESUS CABRAL 106 «Dès Terre des Hommes apparaît la structure qui continuera désormais dans Pilote de Guerre et dans Lettre à un Otage: un récit ou (des récits) commentés, prétextes à méditations ou à rappels de souvenirs»5. Terre des Hommes tire en effet parti de diverses expériences vécues par Saint-Exupéry et s’étirant sur un délai de plus de dix ans. La plupart des épisodes ont été puisés directement dans ses aventures: l’entrée à Latécoère, en 1926, à l’époque des premiers convoyages postaux; le sauvetage, légendaire, en ces débuts de l’aviation, de Guillaumet dans la Cordillère des Andes; la chute de l’avion de Saint- Exupéry en plein désert de Libye, au cours du raid Paris/Saigon en 1935 ou ses expériences de reporter pour Paris-Soir, en Russie ou sur le front de la guerre civile d’Espagne, en 1936. Mais ce qui importe c’est la transposition littéraire qu’en donne l’écrivain. Toutes ces expériences et événements “concrets” – au sens où ils sont repérables, soit dans la biographie de l’auteur, soit dans les histoires de l’aviation ou même dans l’Histoire de l’époque – l’auteur les a rassemblés dans l’oeuvre en créant une oeuvre profondément originale par son hybridisme narratif et discursif. Comme nous allons essayer de le montrer par la suite, le texte de Terre des Hommes entremêle récits, souvenirs et réflexions admirablement liés à une structure d’ensemble par la présence discursive et méta-discursive du narrateur qui les organise en un tout signifiant. Clarifions notre propos: ayant vécu, en tant qu’aviateur, une expérience nouvelle et moderne pour son époque, en symbiose parfaite avec «l’instrument le plus perfectionné qui soit au monde», ayant accumulé un écheveau d’aventures par ses voyages aux quatre coins du globe, l’écrivain aura, à son tour, créé une nouvelle poétique apte à les exprimer. Par le terme “poétique”, nous nous attachons à la définition proposée par M. Angenot, soit l’«ensemble de principes esthétiques qui guident un écrivain dans son oeuvre»6,c’est-à-dire cette gamme de dispositifs stylistiques, thématiques et narratifs qui font l’être du texte ou, pour prendre la formulation de Gérard Genette dans Fiction et Diction7, sa «littérarité constitutive». Intégrant différentes perspectives d’analyse qui s’inscrivent dans le prolongement de recherches plus ou moins actuelles en théorie et esthétique romanesque, de la sémiotique à la narratologie, le présent travail propose une étude de la nature constitutive de Terre des Hommes, en deçà et au-delà des pré- 5 Ibidem. 6ANGENOT (1979) 155. 7 GENETTE (1991) 32. TERRE DES HOMMES DE SAINT-EXUPERY 107 déterminismes biographiques dont les oeuvres de Saint-Exupéry ont souvent été objet. On peut déceler, dès l’incipit de Terre des Hommes de précieuses informations non seulement sur l’histoire – c’est-à-dire la matière du récit proprement dite – mais aussi sur la narration, soit, la forme d’organisation que choisit le narrateur pour présenter les diverses séquences du récit: «C’était en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de ligne à la Société Latécoère, qui assura, avant l’Aéropostale, puis Air France, la liaison Toulouse-Dakar»8. La narration débute à la première personne, le narrateur optant pour une évocation rétrospective. Les noms propres de lieux, la mention d’une date, associés aux déictiques ce/je fournissent un encadrement spatio-temporel au récit et permettent de repérer une instance énonciatrice qui vient authentifier celui-là, tout en s’en décalant spatio-temporellement. Suivant la terminologie narratologique genettienne, nous sommes en présence d’une narration homodiégétique ultérieure9. La fonction testimoniale 10 est parfaitement assumée étant donné que l’instance narratrice s’est fondue dans celle du témoin; l’événement passé est donc rappelé par l’écriture, réabsorbé dans l’univers fictionnel de l’oeuvre. La première phrase pose un fixage temporel: le moment où les événements racontés sont censés se dérouler, associé, dès la phrase suivante, au motif de l’entrée dans le lieu-pivot des futurs déplacements. Remarquons d’ores et déjà que ce lieu, parfaitement identifié par le patronyme Société Latécoère, dépasse la fonction référentielle du récit et acquiert un rôle diégétique précis et fonctionnel dans la mesure où il constitue le pivot d’accès à l’espace général de l’action: les vols entre Toulouse et Dakar, toponymes qui balisent le trajet, en accord sémantique avec le référent posé dans le titre du chapitre: «La Ligne». Or, la date ‘1926’ ne fixe pas le temps, puisque, dès la phrase suivante, avec la mention de l’Aéropostale et celle d’Air France (compagnie fondée en 1933), le temps s’étire pendant plusieurs années, suivant un mouvement narratif que Genette désigne de sommaire et duquel, comme l’observe l’auteur, «ressortent 8Toutes les références paginales renvoient au livre de la collection “Folio”, Gallimard (1994). 9GENETTE (1972) 229. 10Ibidem, 261. MARIA DE JESUS CABRAL 108 /.../ la plupart des segments rétrospectifs»11. Le choix de l’imparfait implique également cette antériorité de l’histoire par rapport à la narration et donc l’importance de la mémoire. Aussi, deux paragraphes plus loin, pouvons-nous dégager la première occurrence d’un énoncé dans lequel le locuteur multiplie les références à l’acte d’énonciation: «Je me souviens ainsi d’un retour de Bury, qui se tua depuis dans les Corbières». Le choix du présent de l’indicatif suppose le recours au système du discours qui régit effectivement l’écriture du roman et offre un facteur de cohésion à Terre des Hommes, en dépit de son apparente discontinuité structurelle. Cette formule révèle en outre la médiation subjective d’un je de l’énonciation, personne grammaticale sur laquelle viennent s’axer les énoncés et assumant un rôle agrégateur des souvenirs fragmentés d’une vie. L’activité mémorielle du sujet guide ainsi la narration et devient un facteur d’émancipation du discours par rapport à l’histoire. Dans le seul premier chapitre narrant “le premier courrier” du narrateur autodiégétique, nous pouvons dégager cette même alternance des deux systèmes, renforcée par la présence massive de déictiques qui, comme l’a bien mis en évidence C. Kerbrat-Orecchioni12, renvoient à la subjectivité du locuteur. Leur relevé rend compte de cette présence du sujet du discours et donc d’un narrateur sujet de l’énonciation central, médiatisant les rapports entre le passé et le présent, en fonction de son projet cognitif (nous soulignons): «Les moteurs, à cette époque-là, n’offraient point la sécurité qu’offrent les moteurs d’aujourd’hui.» (p.13); «Quand je sortis de ce bureau» (p.14); «Ce vieil omnibus a disparu, mais son austérité, son inconfort sont restés vivants dans mon souvenir. /.../ Et je me souviens d’y avoir appris, trois ans plus tard /.../ la mort du pilote Lécrivain,» (p.19); «Ainsi voyage aujourd’hui l’équipage» (p.22); «Je me souviens aussi de l’une de ces heures où l’on franchit les lisières du monde réel» (p.23); 11 Ibidem, 130-131. 12KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1980). Nous retenons la définition proposée par l’auteur concernant les déictiques: «...les unités linguistiques dont le fonctionnement sémantico-référentiel (...) implique une prise en considération de certains des éléments constitutifs de la situation de communication, à savoir: - le rôle que prennent dans le procès d’énonciation les actants de l’énoncé ; - la situation spatio-temporelle du locuteur et éventuellement de l’allocutaire (36) TERRE DES HOMMES DE SAINT-EXUPERY 109 ou encore, la référence au lapsus mémoriel de l’énonciateur s’incrustant sans gêne dans le récit: «Appareil que pilotez n’est-il pas le F... (J’ai oublié l’immatriculation). - Oui. - Alors disposez encore de deux heures d’essence» (p.29). De ce relevé non exhaustif, nous pouvons encore déceler de multiples marques signalant la contiguïté d’un temps du discours et d’un temps de l’histoire. Il y a, tout d’abord, le mécanisme des formes uploads/Litterature/ terre-des-hommes.pdf

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