APPRÉCIER LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN, TEXTE ET MISE EN SCÈNE Mireille HABERT IUFM

APPRÉCIER LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN, TEXTE ET MISE EN SCÈNE Mireille HABERT IUFM de la Réunion Résumé. – Avec l’abandon de l’illusion réaliste au tournant du XXe siècle, le théâtre s’est affranchi de conventions séculaires. Une bonne part du théâtre contemporain s’attache à exhiber les principes de la représentation dramatique, accentuant la théâ- tralité des images et des corps au détriment du sens et de l’action autrefois représentée par les moyens de la mimésis. La nouvelle culture de la performance, qui exige une implication accrue du spectateur, invite aussi celui-ci à s’interroger sur sa propre perception, tandis que la mise en scène contemporaine s’attache à faire de chaque spectacle une expérience à partager. Abstract. – Giving up the realistic illusion of the turn of the century, the theater freed itself from age-old conventions. Most contemporary plays attempt to reveal the prin- ciples of dramatization, emphasizing the theatricality of images and bodies to the detriment of meaning and action which were once prevalent through mimesis. Modern dramatic trend insists on the spectator’s ever-increasing participation and invites him to question his own perception, while contemporary staging attempts to make each performance an experience to share in. omme les autres arts de représentation, le théâtre est entré, au tournant du XXe siècle, dans l’ère du soupçon. Comment ne pas comprendre le désarroi, voire le recul du spectateur devant l’hétérogénéité des for- mes, les effets de brouillage qu’aggrave l’effacement des frontières entre roman, théâtre, cinéma, mime ou danse ? Côté texte, rien ne va de soi : au flamboiement du littéraire, on peut oppo- ser le rejet du littéraire ; au kaléidoscope des formes, au brassage des parlers, à la prolifération des discours, un amenuisement de la parole, dont l’aboutissement extrême est la substitution du mime au langage articulé. Côté représentation, le moins étrange n’est pas la recherche systématique de lieux de représentation insolites, hangars ou usines désaffectées, à laquelle le spectateur a eu le temps de s’accoutumer depuis les années 70 ; c’est plutôt que tout semble possible aujourd’hui sur une scène de théâtre, depuis l’absence de décors et d’accessoires, le refus de toute concession au goût du public, jusqu’aux mises en scène somptueuses, baroques, cosmiques, totali- santes, fondées sur l’union des arts. C Mireille Habert 64 Le théâtre contemporain n’est-il plus accessible qu’à des initiés ? Nous nous proposons d’éclairer quelques éléments de l’histoire du genre, de façon à tenter de comprendre pourquoi la situation du théâtre contempo- rain ne fait qu’exhiber les multiples possibilités d’un genre dont la nature originale est justement d’autoriser, et même d’encourager, pour la plus grande jubilation du spectateur, la variation des codes qui régissent les rap- ports entre auteurs et interprètes, texte et représentation, public et spectacle, ou, en un mot, le réel et son reflet. La conception traditionnelle du théâtre occidental, la mimesis Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le théâtre occidental a été un théâtre de discours et d’intrigue, héritier d’une conception du réel et de l’art inspirée des An- ciens, plus précisément d’Aristote. Depuis la Poétique d’Aristote, la production dramatique (du mot grec drama, « action ») se définit comme une mimesis, imitation des actions des hommes, imitation directe par les attitudes et les gestes, imitation verbale par la parole et le dialogue. Peu importe que dans cette perspective aristotéli- cienne, le théâtre ne traite pas du vrai historique, trop particulier, mais du vraisemblable, dans lequel tous les hommes se reconnaissent. Diderot écrit que la perfection d’un spectacle est « l’imitation si exacte d’une action que le spectateur, trompé sans interruption, s’imagine assister à l’action même ». Cette esthétique de l’imitation, qui culmine à la fin du XIXe siècle avec les efforts du théâtre naturaliste pour « représenter la réalité avec les moyens de la réalité », a contribué au développement d’une théorie dite du « quatrième mur », d’après le nom donné au mur imaginaire qui sépare la scène et la salle et permet aux acteurs de jouer sans se soucier de la présence du public. Depuis la redécouverte à la Renaissance du traité d’architecture de Vitruve, les théâtres construits en Europe ont adopté le principe de la scène frontale, nettement séparée de la salle, propice à créer et entretenir l’illusion, par le jeu habile du trompe-l’œil, des machines et d’une technique en progrès constants jusqu’à nos jours. Il est vrai que la doctrine aristotélicienne, redécouverte à la Renaissance et remise en honneur par les doctes de l’époque classique, suggère au dra- maturge de commencer sa réflexion par le sujet de sa pièce, la fable ou l’histoire, qu’il lui appartient de développer et de structurer en épisodes. Ce faisant, la doctrine insiste sur le caractère logique et non pas simplement chronologique de l’enchaînement des actions représentées au théâtre. La Apprécier le théâtre contemporain, texte et mise en scène 65 cohérence est un critère essentiel pour le théâtre occidental, c’est en son nom que s’opère l’unification de l’action. Car il faut d’abord montrer une situation comme « bloquée », (c’est ce qu’on appelle le « nœud ») avant de la résou- dre : tout le monde connaît le principe aristotélicien de structuration de l’action théâtrale, exposition-nœud-dénouement. Or, ce principe ne va pas de soi, il est le reflet d’une conception rationnelle de l’action représentée. Les bienséances, les unités de temps et de lieu, la stricte distinction et la hiérar- chie des genres selon laquelle tragédie et comédie s’opposeraient, à la fois par leurs personnages, leurs visées, leurs procédés et leurs effets sur le spec- tateur, toutes les « règles » que les auteurs classiques déclarent avoir reprises d’Aristote, ne sont pas aussi fondamentales dans le théâtre occidental que la notion d’intrigue qui suppose la mise en valeur d’un engrenage de causes et d’effets sur lequel le spectateur porte un regard surplombant grâce à la double destination du langage dramatique. Ainsi le spectateur comprend-il, bien avant Œdipe, le sens des paroles accusatrices que lui lance le devin Tirésias. Peu importe finalement que la progression de l’action vers sa résolution soit imputée au destin et aux dieux dans la tragédie, ou à l’ingéniosité d’un valet rusé dans la comédie, et que le schéma en soit simple ou complexe. Une pièce de théâtre construite dans la tradition de La Poétique d’Aristote se présente d’abord comme la représentation d’un enchaînement logique d’actions. La Poétique est également à l’origine d’une autre inflexion majeure du théâtre occidental, à savoir la suprématie de la parole sur tous les autres moyens du spectacle. Lorsqu’Aristote énumère les divers moyens de créer l’émotion au théâtre, il déclare ne pas vouloir s’intéresser aux effets techni- ques, visuels ou sonores, directement destinés à frapper les sens, car ce sont des procédés qui « ne relèvent guère de l’art et ne demandent que des moyens de mise en scène ». Il importe que l’émotion soit déclenchée par le texte, par le discours, par l’agencement des faits accomplis, donc par l’art du poète, et non par les moyens grossiers qui constituent « le spectaculaire ». Il est vrai que les œuvres dramatiques représentées à Athènes au Ve siècle avant Jésus- Christ ne laissaient pas d’offrir aux spectateurs une part importante de spec- tacle chorégraphié, avec les chants et les danses des chœurs, évoluant hiérati- quement, en musique, dans l’orchestra, du haut de leurs cothurnes, avec masques et costumes fastueux, et qu’à Rome, les comédies de Plaute, vérita- bles comédies musicales, comportaient de nombreux « airs » chantés par les personnages principaux. Il n’en reste pas moins que, depuis la disparition des chœurs, le théâtre occidental placé sous l’autorité d’Aristote est devenu à la fois un théâtre d’intrigue et un théâtre de parole. Le personnage qui apparaît sur la scène Mireille Habert 66 n’éprouve pas de scrupule à dire à voix haute ce qu’il est, ce qu’il ressent, quel est son dessein. Le reste des moyens dramatiques à la disposition de l’acteur (langage non verbal, gestuelle et accessoires) n’occupe dans notre théâtre qu’une place secondaire, très contrôlée, observable par exemple dans l’art très élaboré des lazzi de la commedia dell’arte. Mais la concentration de l’attention du spectateur sur les paroles des personnages a eu longtemps pour effet de faire du théâtre occidental un lieu privilégié de déclamation oratoire : on oublie trop souvent que dans la tradition française, l’acteur ne parle pas sur la scène comme dans la vie mais comme devant une assemblée publique, un tribunal, recherchant les effets selon une diction codée proche du chant, et que cette question, loin d’être résolue, fait encore l’objet de débats lorsqu’il s’agit de représenter les textes classiques, à la Comédie-Française ou ailleurs. La remise en cause de 1890 On connaît, bien sûr, la protestation des romantiques, plus précisément de leur chef de file, Victor Hugo, auteur, en 1824, de la préface de Cromwell, contre l’unité de temps et l’unité de lieu, contre la séparation des genres, en faveur du mélange du sublime et du grotesque, pour plus de vérité au théâtre. On sait aussi de quelle façon le drame romantique, bravant les interdits d’Aristote, entend favoriser sans réserves le goût uploads/Litterature/ theatre-contemporain.pdf

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