Marie-Christine Lesage Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéif
Marie-Christine Lesage Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes Le théâtre contemporain est multiforme et diversifié dans ses pratiques et ses esthétiques, et ce foisonnement hétéroclite des œuvres rend difficile la tâche de l’interprète qui tente de s’orienter au sein des différentes ten- dances qui animent la scène actuelle. D’autant que l’art théâtral bouge, se déplace, entre en dialogue avec d’autres formes artistiques (danse, arts plastiques, musique, vidéo, performance, etc.) et que d’autres scènes artis- tiques empruntent à une certaine théâtralité, ce qui contribue à brouiller les territoires entre les arts, fixés par une certaine tradition (du moins en Occident). S’il est difficile de dégager des unités stylistiques pour la période contemporaine (c’est là l’hypothèse du philosophe anglo-saxon Arthur Danto, pour qui « la période de l’art contemporain est celle du désordre informationnel et de l’entropie esthétique totale 1 », ce qui empê- che toute direction narrative de son histoire – ainsi parle-t-il d’un art « posthistorique »), une évidence s’impose tout de même à l’observateur de la scène théâtrale : le théâtre est traversé par les dynamiques de l’inter- artistique 2, qui parfois renversent ses assises les plus anciennes, de façon à remettre en circulation une énergie « folle » entre le plateau et la salle, bref, à ranimer le désir du théâtre pour les spectateurs. Bernard Dort, dans un texte qui a fait date, identifiait déjà cette tendance forte de la scène théâtrale contemporaine, qu’il a associée à l’« émancipa- tion de la représentation » : L’affirmation de la mise en scène a fait prendre conscience du rôle signifiant des éléments de la représentation. Le metteur en scène fut d’abord le seul à décider de leur organisation sémantique. Maintenant les autres praticiens du théâtre réclament une responsabilité parallèle et une relative autonomie. Texte, espace, jeu… s’émancipent. Ainsi s’esquisse une nouvelle conception de la représentation. Elle ne postule 141 plus une fusion ou une union des arts. Elle mise, au contraire, sur leur relative indépendance 3. L’autonomisation des langages scéniques entraîne à sa suite celle de chacune des pratiques qui y est potentiellement associée, et le théâtre devient de plus en plus un lieu de dialogue entre des artistes de différents horizons et d’interaction entre des médiums distincts. Aussi est-il devenu difficile de prescrire « ceci est du théâtre et ceci n’en est pas », d’autant que le théâtre surgit parfois là où on l’attend le moins… Cette mise en question des assises du théâtre, paradoxalement, revivifie son processus fondateur, soit la théâtralité en tant que matérialité expressive et structure symbolisante pour des spectateurs. Parmi les ouvertures aux autres pratiques artistiques observées sur la scène contemporaine, celle faite aux techniques de l’image domine dans les créations de certains metteurs en scène. Par « technique de l’image », j’entends tout ce qui relève de médiums d’enregistrement du réel et des productions visuelles non référentielles que permet l’usage du film, de la vidéo (avec tous les procédés qui les caractérisent) et d’écrans (moniteurs, grands écrans de formes et de matériaux divers, du plus opaque au trans- parent). Loin de se servir des images filmiques, vidéo ou encore de syn- thèse informatique comme d’un outillage à la mode, qui participerait d’une certaine inflation du visuel dans une société hypermédiatisée, cer- tains metteurs en scène réussissent à mettre la technique visuelle au ser- vice de l’imaginaire et d’un art scénique réinventé, en ce qui a trait tant au jeu de l’acteur (qui s’en trouve radicalement transformé) et aux confi- gurations de l’espace scénique qu’à la relation, renouvelée, entre la scène et la salle. Je me propose, dans le cadre de cet article, d’effectuer une brève traversée de diverses modalités d’utilisation des techniques de l’image en scène par trois créateurs nord-américains, qui se servent de ce médium comme d’une véritable machine imaginaire et/ou critique. Je prendrai comme exemple Robert Lepage (Ex Machina), Elizabeth Lecompte (Wooster Group) et Denis Marleau (Théâtre Ubu). De leurs œuvres récentes émergent trois versions distinctes d’inter- médialité reliée à l’usage des techniques de l’image en scène, que l’on pourrait, dans l’ordre, désigner de la façon suivante : la première serait intégratrice, la deuxième différentielle et la dernière tendrait vers la simu- lation de présence. Ces trois formes d’intermédialité sont radicalement opposées les unes aux autres, tout en témoignant toutes trois de recherches pour une théâtralité renouvelée. L’intermédialité à laquelle je me réfère concerne la mise en relation (inter- 4) de différentes médiations sur la scène théâtrale. Si le corps de l’acteur peut être envisagé comme un lieu de médiation entre un texte (s’il y en a un), un personnage et des spec- 142 Marie-Christine Lesage tateurs, l’intermédialité cherche plutôt à mettre l’accent sur les supports matériels qui font partie de la scène contemporaine. Ces supports trans- forment les modalités expressives et les structures symboliques propres aux processus de la théâtralité scénique. Un médium, écrit Éric Méchou- lan, ne se situe pas seulement entre un sujet et un objet perçu, mais il en compose aussi le milieu : Le médium est donc ce qui permet les échanges dans une certaine communauté à la fois comme dispositif sensible (pierre, parchemin, papier, écran cathodique sont des supports médiatiques) et comme milieu dans lequel les échanges ont lieu 5. À la fois outillage et milieu, les médias transforment « les modalités de pensée et la fabrication du sens 6 ». Et c’est précisément ce qui émerge des créations de Lepage, Marleau et Lecompte : les techniques de l’image sont des dispositifs sensibles qui permettent de créer des milieux scéniques vivants dans lesquels les spectateurs se retrouvent un peu immergés par le travail de production sensorielle que permettent ces dispositifs. La fabrication du sens passe par des effets de sensations qui stimulent la pensée-corps ou le corps comme lieu de pensée. La sensation, écrit Deleuze à propos de la peinture de Francis Bacon, agit directement sur le système nerveux, elle est « ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter 7 ». Dans les créations qui seront évoquées, on observe que la sensation permet d’entrer autrement dans les histoires ou les fables qui ne disparaissent pas complètement, mais dont la fabrique est déplacée vers un mode expérientiel. Robert Lepage ou la version intégratrice. Le travail du Québécois Robert Lepage est, depuis ses débuts dans les années 80, marqué par une sensibilité à l’image scénique dont témoigne la présence quasi systématique dans ses créations d’écrans et de projec- tions diverses. L’écran scénique, à ses débuts, sert à recevoir des projec- tions artisanales (jeux d’ombres, images projetées à partir d’un simple rétroprojecteur, etc.) qui, au fil de ses créations, vont devenir de plus en plus sophistiquées, par le recours à des techniques visuelles de pointe. Mais cette place plus grande accordée à la technique se fera toujours en parallèle à un usage artisanal de l’écran, qui côtoie la fabrication d’images vidéographiques et informatiques complexes. Quelle que soit la nature des écrans et des projections, ils ont chez ce créateur une fonction « inté- gratrice », car ils permettent de tisser entre le corps de l’acteur et les 143 Théâtre et intermédialité images sur le support-écran des relations inédites qui, dans ses spectacles les plus récents, tendent à fusionner les deux, les supports matériels (l’écran) se transmuant en de véritables milieux de jeu, qui se rapprochent analogiquement d’une scène virtuelle. Dans Elseneur 8, solo créé en 1997 à partir d’Hamlet, de Shakespeare, Lepage fait dialoguer de façon originale l’acteur et les projections vidéo- graphiques, jusqu’à tenter une intégration des deux, tentative qui trou- vera son plein accomplissement dans Le Projet Andersen (2006), où l’ac- teur joue littéralement dans l’écran. Le solo Elseneur met en place un jeu d’écrans qui assument différentes fonctions tout au long de la représen- tation, parmi lesquelles celles de dédoubler l’image de l’acteur (fonction la plus répandue de l’image vidéo en scène 9), de créer des effets spectraux de présence 10, d’inventer des espaces immatériels de jeu, notamment par la projection d’images sur une toile invisible tendue à l’avant-scène (support de plus en plus utilisé, notamment pour la projection d’images de synthèse qui paraissent flotter dans l’espace de la scène). Tous ces effets d’images, chez Lepage, tendent à créer une scène multidimension- nelle à la fois sur le plan de la forme et sur celui de la structuration symbolique pour le spectateur : le médium permet d’ouvrir et de suggérer des possibilités de faits et de sens qui seraient comme agglutinés ou condensés dans la composition scénique, et que le spectateur est invité à ouvrir 11. Le meilleur exemple de ces possibles condensés dans l’image est celui de la scène intitulée « Les espions » et qui fait référence à celle où Rosen- craft et Guldenstone viennent rendre visite à Hamlet après avoir été plus ou moins télécommandés par le Roi et la Reine, qui leur ont demandé de le surveiller. Hamlet se tient au centre de la scène et il est encadré, à sa gauche et à sa droite, par deux projections qui le redoublent uploads/Litterature/ theatre-et-intermedialite-marie-christine-lesage-pdf.pdf
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- Publié le Jui 04, 2022
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