« Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugl
« Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. Critiquer la violence militante de cette religion dans son incarnation contemporaine était considéré comme du fanatisme. » Salman RUSHDIE, Joseph Anton (Plon, 2012, p. 400). Pour Patrice Champion, en souvenir de Belgrade et Sarajevo INTRODUCTION Un rajeunissement sémantique En 1910, un rédacteur français au ministère des Colonies, André Quellien, publie La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française . L’ouvrage destiné aux spécialistes et aux cadres de l’empire est un éloge mesuré de la religion coranique « pratique et indulgente », mieux adaptée aux « indigènes », alors que le christianisme est « trop compliqué, trop abstrait, trop austère pour la mentalité rudimentaire et matérialiste du nègre ». Pour l’auteur de ce rapport, il s’agit de souligner que l’islam devrait devenir le meilleur allié du colonialisme français et favoriser la pénétration européenne, à condition de le traiter avec tact : parce que la religion du Prophète « arrache les peuples au fétichisme et à ses pratiques dégradantes », il faut cesser de l’assimiler au fanatisme et la considérer avec une neutralité bienveillante. Annonçant le grand arabisant Louis Massignon, catholique de gauche (1883-1962), spécialiste de la mystique musulmane et partisan du dialogue entre l’Islam et l’Église, André Quellien fustige donc « l’islamophobie » qui sévit dans le personnel colonial mais tout autant « l’islamophilie » propre à l’orientalisme romantique : « Chanter les louanges de l’islam est aussi partial que le décrire injustement. » Il faut le considérer froidement comme un outil de gouvernement. Quellien s’exprime ici en administrateur soucieux de paix sociale : il déplore la tentation de diaboliser une confession qui maintient la paix dans l’Empire, quels que soient les abus, mineurs à ses yeux, auxquels elle se livre, l’esclavage persistant et la polygamie. Puisque l’islam est le meilleur allié 1 du colonialisme, il faut préserver ses fidèles de l’influence néfaste des idées modernes et respecter leurs modes de vie (attitude que l’on retrouve de nos jours à l’extrême gauche et chez les Anglo-Saxons). Un autre fonctionnaire colonial résidant à Dakar, Maurice Delafosse, écrit à la même époque : « Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des musulmans en Afrique occidentale que des non-musulmans […] L’islamophobie n’a donc pas plus de raison d’être dans l’Afrique occidentale, où l’islamophilie, dans le sens d’une préférence accordée aux musulmans créerait d’autre part un sentiment de méfiance parmi les populations non musulmanes qui se trouvent être les plus nombreuses . » Islamophobie : le terme existait vraisemblablement dès le XIX siècle, ce qui explique son emploi spontané par les fonctionnaires de l’Empire. Quant à son antonyme, l’islamophilie, savante ou profane, elle est une constante de l’histoire européenne depuis le XVII siècle qui reste massivement fascinée par la civilisation islamique . Mais, après la révolution khomeyniste, le vocable d’islamophobie connaît une mutation et se transforme en arme de guerre. Entre l’expulsion de Kate Millett, féministe américaine, de Téhéran en 1979, parce qu’elle protestait contre l’imposition du voile aux Iraniennes, et l’affaire Rushdie en 1988, qui éclate sous l’impulsion des musulmans britanniques, ce mot dormant a soudain été réveillé pour ressusciter sous une autre forme. Un substantif n’appartient pas à qui l’a créé mais à qui l’a réinventé, pour en populariser l’usage. Ce rajeunissement lexical permet de faire coup double : stigmatiser les traîtres à la foi coranique d’une part, imposer le silence aux Occidentaux impies, de l’autre. En 1789 puis en 1791, la France abolit le délit de blasphème, cause de tant de siècles d’affrontements entre catholiques et protestants (la Restauration rétablira une loi sur le sacrilège, surtout destinée à museler la presse, abrogée durant la monarchie de Juillet et définitivement supprimée en juillet 1881). Le Constituant Lepeletier de Saint-Fargeau, dans son rapport sur le projet de code pénal, écrit qu’il faut « faire disparaître cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient les anciens recueils de nos lois. Vous n’y trouverez plus ces grands crimes d’hérésie, de lèse-majesté divine, de sortilèges, de mages pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a 2 e e 3 souillé la terre ». Magnifique proposition qui pourrait paraître désuète de nos jours, si tant de forces obscurantistes, emmenées par des juristes, des théologiens issus du Moyen-Orient et accrédités auprès de l’Onu, ne s’acharnaient à ressusciter le délit de blasphème. Ce « péché de bouche » qui remettait en cause l’ordre social et cosmique se payait souvent, en France et en Europe, dans l’Ancien Régime, de la langue coupée, des lèvres cousues voire de la torture et de la mort. Dans le même esprit que Lepeletier de Saint-Fargeau ridiculisant le blasphème, nous aimerions qualifier l’accusation « d’islamophobie » de « racisme imaginaire ». Signifiant flottant en quête d’un emploi, ce mot agglutine au moins deux sens différents : la persécution des croyants, évidemment condamnable, la remise en cause des croyances, en usage dans toutes les nations civilisées. La critique d’une religion relève de l’esprit d’examen mais certainement pas de la discrimination. Frapper un fidèle est un délit. Discuter d’un article de foi, d’un point de doctrine, est un droit. Confondre les deux constitue un amalgame insupportable. Pour être encore plus clair : toute insulte d’une femme voilée dans la rue, tout incendie, destruction ou saccage d’une mosquée, anathème à l’égard d’un groupe de musulmans constituent un crachat jeté au visage de la République et de tous ses citoyens, chrétiens, juifs, bouddhistes ou non- croyants. S’il faut punir sans pitié ces agressions et protéger les lieux de culte comme partie du patrimoine national, on ne saurait freiner ou empêcher la libre parole à l’endroit des systèmes religieux. Ce sont deux ordres de grandeur différents. Il y a déjà tant de discriminations réelles liées à la couleur de peau, au faciès, à l’adresse, au statut social, à l’accent qu’il paraît inutile d’en ajouter d’autres, fictives ou fantasmagoriques. Imaginons qu’au XVIII siècle l’Église ait répondu aux attaques de Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert et consorts par une accusation de « racisme » (le mot n’existait pas à l’époque). Imaginons que la même défense ait perduré jusqu’au XX siècle et qu’à chaque remise en cause de la Bible par les libres- penseurs, les autorités ecclésiastiques aient répondu par le crime de christianophobie pour censurer l’expression de ces arguments. La chrétienté serait restée congelée, figée tel un vaisseau fantôme, incapable d’évoluer, de reconsidérer son héritage. Ce sont les attaques de ses adversaires qui l’ont régénérée, réveillée de son long sommeil dogmatique. Avouons-le : l’entreprise menée ici peut sembler d’avance perdue. Le vocable d’islamophobie est entré dans le lexique mondial. Il est devenu ce bouclier juridique, politique, qui permet de parer à toutes les critiques. Ce 4 e e n’est pas une raison pour renoncer. Il arrive que les langues tombent malades, on l’a vu dans l’histoire des totalitarismes au XX siècle. Pour reprendre un mot de Camus, répété à satiété : « Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde. » Le combat est d’abord philosophique : quiconque s’empare des mots s’empare des cerveaux et installe le mensonge au cœur de la langue. Les fondamentalistes ont provisoirement gagné la bataille du vocabulaire. Il est encore temps de détraquer cette mécanique trop bien huilée. Délégitimer le terme d’islamophobie, instiller le doute à son sujet, l’affubler en permanence de guillemets, tel est l’objet de cet essai. Pour gagner la guerre contre l’intégrisme, il faut la mener d’abord dans le champ des idées. Je propose ici une petite boîte à outils pour démonter le procès en sorcellerie et refuser le chantage. e 1. La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Gallica, 1910, Hachette Livre BNF 2013. 2. Maurice Delafosse, Revue du monde musulman, vol. XI, n V, 1910, p. 57. Il faut savoir gré à ces deux auteurs d’avoir exhumé ces textes méconnus, Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent « le problème musulman », La Découverte, 2016, p. 73-74. Voir également d’Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, Islamophobie. La contre-enquête, chapitre I, « Les aventures d’un concept », Plein Jour, 2014, qui entend compléter et réfuter l’ouvrage précédent. 3. Voir Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, Maspero 1980, Presses Pocket 1993. 4. Cité par Jacques de Saint Victor, « Du blasphème dans la République », Le Débat, Gallimard, mai-août 2015, p. 12, ainsi que l’ouvrage d’histoire Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 2016. o PREMIÈRE PARTIE La fabrique d’un délit d’opinion CHAPITRE 1 Disparition de la race, prolifération des racistes « Écr.l’inf., abréviation de Écrasons l’infâme » (c’est-à-dire l’obscurantisme et la superstition) Signature de Voltaire à la fin de ses lettres Le 16 mai 2013, le Parlement français, sur une proposition du Front de gauche, décide de supprimer de la législation la notion de race « pour faire avancer notre société au plan idéologique et pédagogique, même si, nous en sommes tous convaincus, ce geste symbolique ne suffira pas à effacer le racisme » (François Asensi ). Durant uploads/Litterature/ un-racisme-imaginaire-islamop-bruckner-pascal.pdf
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- Publié le Fev 09, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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