L’œuvre proprement technique, le travail professionnel de la critique, consiste
L’œuvre proprement technique, le travail professionnel de la critique, consistent à établir des « suites » d’écrivains, à composer des familles d’esprits, à repérer les divers groupes qui se distribuent et s’équilibrent dans une littérature. Évidemment le génie qui naît, qui se produit, et qui produit, implique d’abord une différence, une rupture avec tout le reste : condition de son originalité, c’est-à-dire en somme de son être. Mais l’œuvre une fois née, une fois grandie, une fois imitée, une fois critiquée, peut être classée dans une série, être pensée dans un ordre littéraire, dans une famille, avec des ascendants et des descendants. La critique suppose, développe, révèle cet ordre. Si un écrivain a jamais semblé un aérolithe singulier, tombé dans une langue et dans une littérature auxquelles sa tournure d’esprit, de parole, de syntaxe semblait, au premier abord, étrangère, c’est bien Mallarmé. Calme bloc ici-bas chu du désastre obscur. Et pourtant, quand j’ai écrit un gros livre sur Mallarmé, je pensais moins l’étudier en lui-même qu’en fonction de cet être réel, de cette idée dynamique qu’est la littérature française. Il m’intéressait moins comme individu que comme pointe extrême de la poésie française dans une de ses directions de logique et de vie. La page sur laquelle il avait pensé et travaillé, espéré et désespéré, triomphé et souffert, elle me paraissait bien une des pages utiles et normales d’une littérature. La valeur d’une de ces pages, d’un de ces écrivains, se prouve par son contexte, par la page suivante qu’elle comporte, par la phrase qui répond ailleurs, comme dans un dialogue indéfini, à l’interrogation qu’elle avait formulée. L’œuvre de Paul Valéry contribue aujourd’hui à nous prouver l’existence de ce dialogue. La question qu’avait posée Mallarmé n’était pas une question vaine, puisque la voici reprise par un génie original, par une autre voix et sur un autre registre spirituel. A la page que Mallarmé avait écrite sur ces frontières de la littérature, sur ces feuilles extrêmes venues de l’arbre dodonéen, d’autres pages s’ajoutent, qui forment avec elles une tradition littéraire, pure d’ailleurs de toute école, et fondée non sur la communauté d’une solution, mais sur une analogie de problème. Quel problème ? Nous verrons ses termes sortir peu à peu de l’ombre, l’un après l’autre, en sortir pour y rentrer, dans ces jeux de lumière dont il ne faut d’abord rien faire qu’en éprouver patiemment et voluptueusement la suite. * * * Il est entendu que Valéry, comme Mallarmé, est un poète, un grand poète. Dans le monde de la littérature pure (peut-être aussi restreint que celui des mathématiques supérieures) chacun de ses poèmes, depuis la Jeune Parque, a été salué comme un événement. Nous sommes loin de la raillerie qui environnait Mallarmé. Un prestige singulier avait d’ailleurs éclairé cet intervalle de près de vingt ans, qui sépare, chez Valéry, ses poèmes nouveaux de ses vers anciens. On imagine volontiers entre les uns et les autres une puissance incomparable de recueillement et de méditation : ainsi, devant la fontaine qui ramène au jour les eaux des plateaux de Vaucluse, on évoque ces grottes inaccessibles qui sillonnent le calcaire, et dont l’obscurité inhumaine garde bien plus de merveilles qu’il n’en paraît au soleil entre le rocher et le figuier. Les meilleurs esprits réalisent Valéry en ce mot, prononcé avec toute la ferveur et toute la plénitude qu’il appelle du cœur : le Poète. Effet, en partie, d’imagination. Que Valéry soit, un grand poète, nous le savons, et nous le saurons peut-être, tout à l’heure, encore mieux. Mais cette poésie n’est pas née en lui directement, impérieusement, comme une exigence de vocation poétique. Il y a les poètes qui savent faire des vers parce qu’ils sont poètes, et il y a les poètes qui sont poètes parce qu’ils savent faire des vers. On mettrait Lamartine, Hugo, Madame de Noailles parmi les premiers. Racine nous fournirait le type achevé des seconds. Et c’est parmi ces seconds qu’il faut ranger Valéry. Pour les premiers, la poésie est tout, même lorsqu’ils écrivent en prose. Mais pour Racine la poésie ne figure qu’un cas particulier, une réalisation secondaire d’une réalité antérieure, plus vaste et plus impérieuse, qui la commande, à savoir le mouvement dramatique, ou plutôt un certain mouvement dramatique, différent de celui de Corneille. De même Valéry ne conçoit la poésie que comme un cas particulier de la littérature, et la littérature elle-même que comme un cas particulier, une preuve (un coup de dés n’abolissant point le hasard) d’une réalité spirituelle et cosmique qui dépasse la littérature, qui vient de bien plus loin et couvre un champ bien plus vaste. On ne voit en lui aucune nécessité qui le contraigne à être expressément poète. S’il fait des vers, ce n’est pas que ce qu’il a à dire soit, comme chez un lyrique romantique, consubstantiel avec la langue des vers français, et ne puisse pas plus s’en détacher que la méduse ne peut vivre et être belle hors de l’eau. C’est tout simplement qu’il connaît la langue des vers mieux que les autres langues. Mais ce qu’il avait à dire on l’imagine aussi bien déployé sur d’autres registres, tels que la prose, le roman, la philosophie, même certaine algèbre. A la limite il y aurait une substance spirituelle exprimable aussi, bien en attributs de poésie qu’en autres attributs littéraires ou théoriques, comme la substance spinoziste s’exprime aussi bien par l’étendue que par la pensée et que par l’un quelconque de l’infinité d’attributs que nous ignorons. Aussi le long silence de Valéry, dont lui-même a fait d’avance la théorie dans la Soirée avec M. Teste, se comprend-t-il fort bien. Il n’y avait aucune nécessité à ce qu’il s’exprimât en vers, à ce qu’il s’exprimât dans une langue plutôt que dans une autre, à ce qu’il écrivît ceci plutôt que cela, simplement à ce qu’il écrivît. Il n’aurait pu y être contraint que par les servitudes du métier littéraire. Mais dès que la littérature devient servitude, elle ne vaut pas plus que n’importe quel métier, et Valéry en préféra un autre. Il a accepté le silence aussi volontiers et aussi naturellement que Racine après Phèdre, et pour des raisons analogues. Aucun démon ne l’obligeait de parler. A défaut de démon intérieur, des suggestions extérieures l’y engagèrent. Valéry s’exprimait dans la langue des vers parce qu’il croyait la connaître mieux que les autres langues. Des demandes pressantes, voire des commandes, auxquelles, en nos dures années matérielles d’après-guerre, il fallait satisfaire, l’amenèrent à essayer d’une autre langue. De là, autrefois, l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, que lui arracha M. Léon Daudet pour la revue de Madame Adam, et, récemment, les dialogues de l’Architecte et de la Danse. Et il se trouva qu’il réussissait admirablement en cette autre langue, à laquelle son démon continuait à ne pas le contraindre. Valéry n’est pas exigence de création, mais disponibilité de création. André Gide demandait à Emmanuel Signoret pourquoi il ne produisait pas davantage. « Mais, dit Signoret, je suis toujours prêt : j’attends qu’on me commande quelque chose. » Il est vrai que Signoret ne pouvait fournir qu’un article, à savoir certains beaux vers d’un certain modèle, tandis que la pensée de Valéry se meut dans le plan où coexistent les schèmes des créations, et où il lui est loisible de rêver, je n’ose dire de tenter, une création quelconque. N’était-ce point d’ailleurs un peu le cas de Mallarmé ? Quand il lui arriva de rédiger, plusieurs semaines, un journal de modes, ce fut exquis. J’imagine fort bien un admirable journal de sport, ou bien de cuisine, ou bien aussi de modes, écrit par Valéry. Plus précisément, on peut appeler Valéry un homme d’essais. J’entends Essais exactement dans le sens de Montaigne : le témoignage, ou la trace, d’un homme qui s’essaye ; — tout le contraire d’une vocation qui s’accomplit, d’une œuvre exigente qui veut être ceci et non cela. Ceci et cela, ceci ou cela, ceci non plutôt que cela, — voilà des Essais. Un esprit qui ne cherche qu’à essayer ne voit pas la nécessité profonde de produire une chose déterminée. Il fallut à Montaigne le vide, l’ennui, les oisivetés de sa retraite et de sa tour, l’absence d’ami, et l’absence d’un ami. Comprendre les Essais de Montaigne, c’est aller chercher loin derrière eux, et en Montaigne et au- delà de Montaigne, la source et le fil du courant qui les a déposés. Il nous faut suivre en Valéry, ou de Valéry, un courant analogue. Nous verrons, à un certain moment, sa poésie déposée par ce courant ; mais le courant n’existe pas expressément pour la poésie, et il ne s’arrête pas à elle. * * * Cette méthode, je ne fais d’ailleurs que remprunter à Valéry. Il a écrit une Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, qui concerne encore moins le vrai Léonard que le William Shakespeare de Hugo ou le Poète Tragique de Suarès ne concernent Shakespeare. Mais chez Valéry le parti est franc, avoué « Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient uploads/Litterature/ thibaudeet-valery.pdf
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- Publié le Aoû 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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