Pierre Bourdieu L'illusion biographique In: Actes de la recherche en sciences s
Pierre Bourdieu L'illusion biographique In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986. L’illusion biographique. pp. 69-72. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. L'illusion biographique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986. L’illusion biographique. pp. 69-72. doi : 10.3406/arss.1986.2317 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317 riLLUSION BIOGRAPHIQUE L'histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l'univers savant ; d'abord, sans tambour ni trompette, chez les ethnologues, puis, plus récemment, et non sans fracas, chez les sociologues. Parler d'histoire de vie, c'est présupposer au moins, et ce n'est pas rien, que la vie est une histoire et que, comme dans le titre de Maupassant, Une Vie, une vie est inséparablement l'ensemble des événements d'une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire. C'est bien ce que dit le sens commun, c'est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ses embûches, voire ses embuscades (Jules Romains parle des «embuscades successives des concours et des examens»), ou comme un cheminement, c'est-à-dire un chemin que l'on fait et qui est à faire, un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la «mobilité»), comportant un commencement («un début dans la vie»), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but («il fera son chemin» signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l'histoire. C'est accepter tacitement la philosophie de l'histoire au sens de succession d'événements historiques, Geschichte, qui est impliquée dans une philosophie de l'histoire au sens de récit historique, Historie, bref, dans une théorie du récit, récit d'historien ou de romancier, sous ce rapport indiscernables, biographie ou autobiographie notamment. Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut tenter de dégager quelques uns des présupposés de cette théorie. D'abord le fait que «la vie» constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d'une «intention» subjective et objective, d'un projet : la notion sartrienne de «projet originel» ne fait que poser explicitement ce qui est impliqué dans les «déjà», «dès lors», «depuis son plus jeune âge», etc., des biographies ordinaires, ou dans les «toujours» («j'ai toujours aimé la musique») des «histoires de vie». Cette vie organisée comme une histoire se déroule, selon un ordre chronologique qui est aussi un ordre logique, depuis un commencement, une origine, au double sens de point de départ, de début, mais aussi de principe, de raison d'être, de cause première, jusqu'à son terme qui est aussi un but. Le récit, qu'il soit biographique ou autobiographique, comme celui de l'enquêté qui «se livre» à un enquêteur, propose des événements qui, sans être tous et toujours déroulés dans leur stricte succession chronologique (quiconque a recueilli des histoires de vie sait que les enquêtes perdent constamment le fil de la stricte succession calen- daire), tendent ou prétendent à s'organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles. Le sujet et l'objet de la biographie (l'enquêteur et l'enquêté) ont en quelque sorte le même intérêt à accepter le postulat du sens de l'existence racontée (et, implicitement, de toute existence). On est sans doute en droit de supposer que le récit autobiographique s'inspire toujours, au moins pour une part, du souci de donner sens, de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective, une consistance et une constance, en établissant des relations intelligibles, comme celle de l'effet à la cause efficiente ou finale, entre les états successifs, ainsi constitués en étapes d'un développement nécessaire. (Et il est probable que ce profit de cohérence et de nécessité est au principe de l'intérêt, variable selon la position et la trajectoire, que les enquêtes portent à l'entreprise biographique) (1). Cette inclination à se faire l'idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d'une intention globale, certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence, comme celles qu'implique leur institution en tant que causes ou, plus souvent, en tant que fins, trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à commencer par ses dispositions de professionnel de l'interprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens. Il est significatif que l'abandon de la structure du roman comme récit linéaire ait coïncidé avec la mise en question de la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction. Cette double rupture, symbolisée par le roman de Faulkner, Le bruit et la fureur, s'exprime en toute clarté dans la définition de la vie comme anti-histoire que propose- Shakespeare à la fin dz Macbeth : «C'est une histoire 1— Cf. F. Muel-Dreyfus, Le métier d'éducateur, Paris, Éditions de Minuit, 1983. 70 Pierre B our dieu que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification». Produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c'est-à-dire comme le récit cohérent d'une séquence signifiante et orientée d'événements, c'est peut-être sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation commune de l'existence, que toute une tradition littéraire n'a cessé et ne cesse de renforcer. C'est pourquoi il est logique de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette tradition sur le terrain même de son accomplissement exemplaire. Comme l'indique Alain Robbe- Grillet, «l'avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d'éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d'autant plus difficiles à saisir qu'ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire» (2). L'invention d'un nouveau mode d'expression littéraire fait apparaître a contrario l'arbitraire de la représentation traditionnelle du discours romanesque comme histoire cohérente et totalisante et de la philosophie de l'existence qu'implique cette convention rhétorique. Rien n'oblige à adopter la philosophie de l'existence qui, pour certains de ses initiateurs, est indissociable de cette révolution rhétorique (3);mais on ne peut en tout cas esquiver la question des mécanismes sociaux qui favorisent ou autorisent l'expérience ordinaire de la vie comme unité et comme totalité. Comment répondre en effet, sans sortir des limites de la sociologie, à la vieille interrogation empiriste sur l'existence d'un moi irréductible à la rhapsodie des sensations singulières ? Sans doute peut-on trouver dans l'habitus le principe actif, irréductible aux perceptions passives, de l'unification des pratiques et des représentations (c'est-à-dire l'équivalent, historiquement constitué, donc historiquement situé, de ce moi dont, selon Kant, on doit postuler l'existence pour rendre compte de la synthèse du divers sensible donnée dans l'intuition et de la liaison des représentations dans une conscience). Mais cette identité pratique ne se livre à l'intuition que dans l'inépuisable série de ses manifestations successives, en sorte que la seule manière de l'appréhender comme telle consiste peut-être à tenter de la ressaisir dans l'unité d'un récit totalisant (comme autorisent à le faire les différentes formes, plus ou moins institutionnalisées, du «parler de soi», confidence, etc.). Le monde social, qui tend à identifier la normalité avec l'identité entendue comme constance à soi-même d'un être responsable, c'est-à-dire prévisible ou, à tout le moins, intelligible, à la manière d'une histoire bien construite (par opposition à l'histoire contée par un idiot), dispose de toutes sortes d'institutions de totalisation et d'unification du moi. La plus évidente est évidemment le nom propre qui, en tant que «désignateur 2— A. Robbe-G rillet, Le miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 208. 3— «Tout cela, c'est du réel, c'est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l'inutile, si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit, et toute existence en fin de compte comme privée de la moindre signification unificatrice» (A. Robbe-Grillet, ibid.). rigide», selon l'expression de Kripke, «désigne le même objet en n'importe quel univers possible», c'est-à-dire, concrètement, dans des états différents du même champ social (constance diachronique) ou dans des champs différents au même moment (unité synchronique par delà la multiplicité des positions occupées) (4). Et Ziff,qui décrit le nom propre comme «un point fixe dans un monde mouvant», a raison de voir dans les «rites baptismaux» la manière nécessaire d'assigner une identité (5). Par cette forme tout à fait singulière de nomination que constitue le nom propre, se trouve instituée une identité sociale constante et durable qui garantit l'identité de l'individu biologique dans tous les champs possibles où il intervient en tant qu'agent, c'est-à-dire dans toutes ses histoires de vie possibles. Le nom propre «Marcel Dassault» est, avec l'individualité biologique dont il représente la forme socialement instituée, ce qui assure la constance à travers le temps et l'unité à travers les espaces sociaux des différents agents sociaux qui sont la manifestation de cette individualité dans les différents champs, le patron d'entreprise, le patron de presse, le député, le producteur de films, etc. ; et ce n'est pas par hasard que la signature, signum authenticum qui authentifie cette identité, est la condition juridique des transferts d'un uploads/Litterature/ bourdieu-pierre-l-x27-ilusion-biographique-pdf.pdf
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- Publié le Nov 25, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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