Question 1 (Valérie Deshoulières) Envisager nos temps – qu’on pourrait dire pou

Question 1 (Valérie Deshoulières) Envisager nos temps – qu’on pourrait dire pour reprendre le mot de Hölderlin d’« indigence » ou encore de « détresse » –, comme une « pré- paration », une « transition », n’est-ce pas subs- tituer à l’idée de « catastrophe » qui prévaut au- jourd’hui celle de « réengagement » dans le monde ou de « réinvestissement » du monde « après sa fin » ? Dans un essai stimulant, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2012), Michaël Foessel montre que la « pensée de la fin du monde » et son corollaire : l’insistance sur les menaces qui pèsent sur la vie est un instrument de contrôle entre les mains des institutions. Qu’en pensez- vous ? Quel rôle la question de l’étranger et du cosmopolitisme, clé de voûte, selon lui, de la « nouvelle modernité » vous semble-t-il jouer dans ce réinvestissement que vous appelez tous deux de vos vœux ? Camille de Toledo : Avec Les Potentiels du temps, ce livre de proposition, de don, conçu avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, je suis revenu, après un long détour par l’Europe, par la tristesse européenne née de la Chute du Mur de Berlin, de 1989, à la question centrale de l’es- poir, et plus particulièrement, à ce cœur de l’ef- fondrement qui, après cette « Chute » a convaincu l’ensemble des collectifs humains qu’ils n’avaient plus ni la capacité, ni le droit d’écrire l’Histoire. Pour l’écrivain que je de- meure à travers toutes les formes de langages que je pratique, cette notion étendue de l’écriture comprise comme un effort d’abord singulier, puis collectif, pour s’arracher à la mélancolie du non- pouvoir, pour prouver – se prouver à soi-même – qu’il est possible d’écrire « à même le monde », de « changer les temps », est primor- diale. Mais pour changer les temps, il faut bien sûr parvenir à les saisir, les comprendre, les ap- préhender. Cela avait été l’objet de mon premier livre, en 2002, où j’avais décrit l’architecture de notre enfermement, à la fois spectaculaire, mé- morielle, cynique. J’y avais dépeint cet « esprit des fins » qui fut celui de nos sociétés à l’issue du XXe siècle, des temps qui se concevaient es- sentiellement dans les termes d’un achèvement. Ce fut, faut-il le rappeler, les thèmes de la « fin de l’art, fin de la littérature, fin du politique ». Comme je ne trace pas de frontière entre mes li- vres, entre ce qui se présente comme essai et ce qui tend vers le roman, je voudrais ici revenir sur L’inversion de Hieronymus Bosch et Vies et mort d’un terroriste américain1 qui, en plus d’interroger les pouvoirs de la fiction, se saisis- saient de cet « esprit des catastrophes » qui gou- verne désormais nos collectifs humains. Dans le deuxième volet, le personnage du Moine, qui apparaît sous le nom d’Eugene Green dans Vies et mort d’un terroriste américain, est littérale- ment un personnage qui spécule sur la catas- trophe et le sens du drame. On peut donc déjà lire ces deux « contes philosophiques » à la lu- mière de ce que vous dites des travaux de Mi- chaël Foessel. On pourrait également mention- ner le « Après la finitude »2 de Quentin Meillassoux, préfacé par Alain Badiou, et ainsi, 55 * There is no alternative but hope. 1 Ces deux romans de Camille de Toledo sont parus aux éditions Verticales-Gallimard, respectivement en 2005 et 2007. 2 Quentin Meillassoux, préface d’Alain Badiou, Après la finitude, essai sur la nécessité de la contingence, Seuil, 2006. « IL N'Y A PAS D'AUTRE ALTERNATIVE QUE L'ESPOIR »* OU COMMENT HABITER LE XXIE SIèCLE ? ECOLOGIE DES SAVOIRS, ETHIQUE DES POTENTIALITES, ECONOMIE DE LA METAMORPHOSE Entretien avec Camille de Toledo par Valérie Deshoulières et Kianush Ruf décrire toute une constellation d’œuvres qui ont cherché, au fil des ans, à nous arracher à cet ho- rizon du finisme inauguré par le « hit-book » de la finitude que fut le livre de F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme3, publié au début des années 1990. Il y a, pourrait-on dire, une insurrection durable – a sustainable in- surrection – par laquelle un esprit commun se soulève, précisément, contre la croyance bien entretenue en tout ce qui s’achève, ce qui se ter- mine. Et cet esprit partagé tente, comme un chœur, de trouver les arguments théoriques, pra- tiques, existentielles, ontologiques, et politiques pour réinjecter de l’infini dans nos devenirs. Ce commun de voix et de pensées – que nous ten- tons de relier dans Les Potentiels du temps – se retrouve d’ailleurs, entre ce que Michaël Foes- sel a pu écrire de la consolation et ce que je di- sais, justement, de cette « tentation de la conso- lation » dans L’Inquiétude d’être au monde, paru aux éditions Verdier en 2012. Il y a, dans notre temps, des percepts qui prolifèrent, qui sont liés à ces images de fin, de finitude. Au début du 21e siècle, nous faisons face à une pro- lifération d’archives passées et présentes de la catastrophe, lesquelles se déposent, comme une strate supplémentaire, sur le tapis déjà tissé de nos croyances monothéistes. C’est d’ailleurs l’entrée par laquelle je commence dans le glos- saire présenté dans le livre, le « A » de « Apo- calypse ». Je suis un disciple, à ma manière, de Walter Benjamin, d’une vision non « finiste », non linéaire de l’Histoire et je participe de cet effort commun pour réintroduire de l’infini dans nos devenirs. Dans mon roman, Oublier, trahir, puis disparaître4, je répondais à ma manière à La Route de Cormac Mc Carthy, un roman que j’ai aimé, d’un écrivain pour lequel j’ai un très grand respect depuis le magnifique Suttree, mais qui charrie, dans son style et son écriture, cette synthèse de l’apocalyptisme américain et de l’angoisse écologique ; peur monothéiste en une « fin dernière » nourrie par l’esprit de prévision, qui projette en permanence la catastrophe. Ce que vous désignez en parlant du livre de Mi- chaël Foessel, de « pensée de la fin du monde », c’est bien cet alliage du désir de prévision des risques – qui est sans limite – et de mythe. Il y a donc une remontée sui generis de la question du pouvoir – Qui nous maintient dans cet horizon de la fin et dans quel objectif ? – au courage existentiel par lequel nous pouvons résister à l’inquiétude. La question, pour l’heure, n’est pas tant celle d’un usage instrumental des peurs, de la catastrophe par les pouvoirs, qui est vieille comme le monde. Mais celle de nos capacités, ou non, à substituer, en soi, aux scenarii de l’apocalypse, d’autres visions de l’à-venir. Nous pouvons en effet critiquer les pouvoirs de la consolation, les institutions qui cherchent à user du « désir de sécurité », mais tant que la de- mande sociale, individuelle et collective pour évacuer la mort grandit, nous ne pouvons sortir du cercle de cette pensée de la fin des temps. La peur d’exister – faire face à la naissance et à la mort – est telle que le demos de nos vieilles dé- mocraties ne peut vouloir autre chose que d’être libéré de l’Histoire, de la violence, du risque. Or, comme avec le savoir, l’infini, l’imperma- nence, l’incertitude grandissent, comment arrê- ter cette course en avant dans la peur ? C’est le sens de l’Histoire européenne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un sourd et pressant désir d’échapper au tragique. Or ce qui fait re- tour, au début du XXIe siècle, c’est cette certi- tude que le tragique, la violence, la mort, l’His- toire sont là, qu’ils coïncident avec la vie même. Voilà l’évidence qui, d’une certaine façon « nous » appelle. Ce sont les axes développés dans Les Potentiels du temps : cette idée que l’inversion de l’horizon apocalyptique ne peut être le fait du pouvoir qui, lui, répond à une de- mande sociale, une « inquiétude »5. C’est en ce 56 Camille de Toledo 3 Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, coll. Histoire, 1992. 4 Oublier, trahir, puis disparaître est le troisième roman de ce que C. Toledo nomme »la trilogie européenne”, com- posée avant lui de Le Hêtre et le Bouleau et Vies pøten- tielles. Les trois livres parus aux éditions du Seuil, dans la collection, la Librairie du XXIe siècle, dirigée par Mau- rice Olender, relèvent de tois genres différents : l’essai, le roman fragmentaire, et le conte. Ils sont respectivement parus en 2009, 2010 et 2014. 5 Ce percept de »l’inquiétude” est au cœur du chant publié chez Verdier, en 2012, après le massacre perpétré par An- ders Behring Breivik, en Norvège, chant et essai intitulés L’Inquiétude d’être au monde, que Camille de Toledo lut à travers la France au cours de l’année 2012-2013. Ce livre peut être compris comme une tentative, avec Glis- sant, Dagerman, Zweig, d’arracher ce sentiment d’in- uploads/Litterature/ toledo-final-ve7-55-69-pdf.pdf

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