ZOLA, Emile (1840-1902) : Trois Lettres parisiennes de La Cloche (1872). Saisie

ZOLA, Emile (1840-1902) : Trois Lettres parisiennes de La Cloche (1872). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (14.VI.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Mélanges, préfaces et discours avec notes et commentaires de Maurice Le Blond, volume 50 des oeuvres complètes d’Emile Zola publiées par la Typographie François Bernouard à Paris en 1929 . Dumas fils, moraliste (18 juillet 1872) Il se produit parfois d’étranges détraquements dans une cervelle. La fêlure n’est point brusque ; elle s’étend peu à peu, compromet le crâne entier ; ainsi voilà M. Dumas fils qui, d’écrivain, est passé moraliste, et qui de moraliste passe aujourd’hui prophète. L’illuminisme est au bout de sa voie. Il mourra dans les extases de Swedenborg. C’est une maladie d’orgueil. Les circonstances particulières, le temps, l’heure et la sottise moyenne qui ont fait son succès l’ont empli d’une fumée mauvaise. Il a devant la femme, des frissons de terreur, des pamoisons de Saint-Antoine, qu’il devrait éprouver avec beaucoup plus de raison devant sa prétendue gloire, devant cette femelle qui lui en conte et qui le trahit abominablement. Il se laisse baiser au cou par sa gloire, il la promène, l’oublie dans l’alcôve, l’invite à des soupers fins, lui fait risette, zézaie. Et il faut que tout le monde la voit ; il la met nue, la retourne : « Voilà ma gloire, elle est à moi, je couche avec elle ». Ah! pauvre homme! c’est une beauté mûre, de beauté médiocre, et dont d’autres que vous, qui font moins de bruit, ne voudraient pas. M. Dumas se croit évidemment le premier écrivain de son temps. Il est Juvénal, il est Molière, il rêve d’être Moïse. Pour peu qu’on lui en laisse le temps, il conduira l’humanité dans la terre bienheureuse de Chanaan. Après avoir épelé le paroissien des filles, il en est arrivé à méditer la Bible. Il a retrouvé la Dame aux Camélias dans la figure symbolique de Marie-Madeleine. La moindre de ses phrases indique nettement cette hypertrophie cérébrale de la vanité. J’ai dit qu’il allait à l’illuminisme, et il y va poussé par le grossissement déréglé de sa personnalité. S’il s’oublie encore quelques années dans les bras de sa gloire, elle l’achèvera ; il en sortira sans une goutte de sang, l’œil mort et la lèvre abêtie. J’ai rencontré parfois sur les quais des livres de folie douce, d’innocents petits livres où il est traité du bonheur de l’humanité. Livres spirites, livres de toutes les idées fixes et de toutes les fêlures. Les uns annonçaient un Messie, les autres mettaient la suprême félicité dans Sirius et enseignaient la façon du monter. M. Dumas, lui, vient d’inventer l’être parfait. L’Homme-Femme. On ne comprend pas bien d’abord, on croit à quelque audace physiologique, à une étude de l’hermaphrodisme. Nullement. Nous sommes en plein catéchisme. Dieu a pris à Adam une côte pour en créer la femme. M. Dumas veut charitablement remettre la côte à sa place et faire rentrer la Femme dans l’Homme. Alors ce sera exquis, on sera parfaitement heureux. Remarquez qu’au fond tout cela est d’une affreuse banalité. La chanson recommande aux époux d’être unis « dans les liens du mariage ». Mais les choses ne vont pas de ce train-là avec M. Dumas. Sa gloire lui a jeté les bras autour du cou et lui a soufflé qu’il devait décrocher les étoiles. Et il parle du triangle formé par Dieu, l’Homme et la Femme. Ce triangle lui entre ses pointes dans le crâne, il prophétise, remue l’histoire de l’humanité, établit les classifications les plus surprenantes, accouche enfin, après des grimaces épouvantables, de vérités qui empêcheront la bourgeoisie terrifiée de goûter d’un mois les joies de l’hymen. La pente est glissante. Je ne me hasarderai pas au bord du précipice où M. Dumas fait ses sauts périlleux. Au fond du gouffre j’aperçois Charenton. Mais je suis bien aise de vous dire qu’il y a trois espèces de femmes : les femmes de temple, les femmes de foyer, les femmes de rue ; et qu’il y a deux espèces d’hommes : les hommes qui savent, et les hommes qui ne savent pas. Voilà. Maintenant, partez de-là pour ne pas être ce que vous savez. Je n’aime point le talent de M. Dumas ; on le voit du reste. Mais je suis vraiment attristé de ce délire à froid qui le jette dans des théories qu’il croit extraordinaires, et qui ne sont qu’odieusement bêtes, le plus souvent. Il part toujours pour l’audace, pour les grosses vérités que sa bouche d’airain peut seule souffler sur le monde épouvanté. Lisez ceci : « Méfiez-vous, monsieur, je vais vous dire des choses singulières, paradoxales pour ceux-ci, inconvenantes pour ceux-là, monstrueuses pour la plupart. Cependant il faut qu’elles soient dites par quelqu’un ; autant que ce soit moi qui les dise , je suis habitué aux exclamations qu’on va pousser ». N’est-ce pas tout M. Dumas en quelques lignes ? J’avais raison de l’appeler tout à l’heure la trompette d’airain. Il va souffler, attention! Dûment averti, nous nous méfions. Nous nous aplatissons par terre. Et voilà qu’après un turlututu qui change la grande trompette en mirliton gigantesque, qu’après nous avoir expliqué Adam, Eve et Caïn, que nous ne connaissions pas encore, qu’après avoir cassé les marbres d’Athènes et de Rome, à coups de crucifix, M. Dumas noue crie, d’une voix de croquemitaine : « Si ta femme te trompe, tue-là ». Le livre a été fait pour ce mot. L’affaire Dubourg a remué, dans la tête de M. Dumas, l’olympe païen et le ciel chrétien, le code et la morale ; et, dans un lointain de féerie, il a aperçu une apothéose, l’Homme-Femme-Dieu, le fameux triangle. « Tue-là », c’est bête. Ce « tue-là » a les yeux à fleur de tête de M. Prudhomme, des gros yeux qui vous regardent en face, et qui veulent avoir l’air terrible. Il a rêvé pendant deux cents pages ; il a ameuté les siècles, dérangé les dieux ; et, à la dernière ligne, il jette ce gros mot comme un pavé, en écoutant le bruit qu’il fera en tombant dans le public. C’est un homme audacieux, diable! Il vous dit de tuer, lui, sans toutes les sensibleries d’usage. Ah! ce grand innocent, vous avez pesé votre pavé, vous l’avez taillé pendant deux mois, vous en avez calculé la chute, et vous ne pouvez même pas invoquer l’excuse du marquis de Molière qui crachait dans les puits ; il s’amusait au moins lui! Eh non! vous n’êtes pas inconvenant ; vous êtes « bébête » avec vos gros yeux. De pareilles rêveries ne se discutent pas. L’humanité suit sa route. La question de la femme, l’éternelle lutte du féminin et du masculin, comme dit M. Dumas, n’a de solution que dans l’usage commun de la vie. On pardonne, on tue selon son tempérament, sans que les législateurs ni les moralistes puissent intervenir. C’est le drame humain. Mais il y avait, vous devez le comprendre un certain ragoût à conseiller le meurtre. Et c’est pour cela que nous avons eu la vision apocalyptique du triangle au milieu duquel le féroce auteur a écrit : « Tue-là! » Cela fait bien, accroché sur le boulevard, en face du public de M. Dumas. Ce philosophe qui tue est la coqueluche des bourgeois bien mis. Mon jugement est sévère, je le sais. Ce n’est ni un penseur ni un écrivain original. Il a un style absolument factice, manquant de véritable haleine, empruntant une fausse chaleur à tout un système de phrases exclamatives. Comparez certaines pages de Michelet et même de Gustave Droz, aux pages les plus réussies de sa brochure [Dumas, Al. (fils) : L'homme- femme, réponse à M.Henri d'Ideville.- Paris : M.Lévy frères, 1872.- 177 p., in-8], celles où il conte le mariage et la nuit de noce, vous sentirez toute la différence qu’il y a entre un écrivain né et un écrivain qui s’essouffle et qui se bat contre la phrase. On lui a fait dans la littérature contemporaine une place mensongère, où il ne se tient que par le gonflement de toute sa personne, il en descendra vite, et sur la dalle de dissection, il ne restera de son talent qu’un cas curieux de Don Quichotte bourgeois, hardi jusqu’à transpercer les moulins à vent, et persuadé des grâces de sa gloire jusqu’à faire prendre cette dame pour la plus belle princesse du monde. * ** En relisant Balzac (21 août 1872) C’est l’âge d’or. Le soleil est chaud, les vendanges mûrissent, Versailles dort, la France joue aux jeux innocents. M. De Lorgeril chante Amaryllis sur ses pipeaux légers. M. de Belcastel fonde un journal pour les demoiselles avec des patrons de corsage et de nouveaux dessins de broderie. uploads/Litterature/ trois-lettres-parisiennes-de-la-cloche.pdf

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