Akira Mizubayashi Une langue venue d’ailleurs Préface de Daniel Pennac Gallimar

Akira Mizubayashi Une langue venue d’ailleurs Préface de Daniel Pennac Gallimard Écrivain et traducteur japonais, Akira Mizubayashi est né en 1951. Après des études à l’université nationale des langues et civilisations étrangères de Tokyo (Unalcet), il part pour la France en 1973 et suit à l’université Paul-Valéry de Montpellier une formation pédagogique pour devenir professeur de français (langue étrangère). Il revient à Tokyo en 1976, fait une maîtrise de lettres modernes, puis, en 1979, revient en France comme élève de l’École normale supérieure. Depuis 1983, il enseigne le français à Tokyo, successivement à l’université Meiji, à l’Unalcet et, depuis 2006, à l’université Sophia. Une langue venue d’ailleurs (2011) a reçu le prix de l’Académie française, le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises, et, de l’Association des écrivains de langue française, le prix Littéraire de l’Asie. PRÉFACE Comment dire ? Nanto ittara iika ? « Je me considérerai comme mort quand je serai mort en français. Car je n’existerai plus alors en tant que ce que j’ai voulu être, par ma souveraine décision d’épouser la langue française. » Akira Mizubayashi Voici donc un Japonais qui habite notre langue. Plus, qui la vit. Plus encore, qui l’existe. Oui, il faut bien s’autoriser cette transitivité fautive si l’on veut donner la plus petite idée de la fusion qui s’est opérée entre Akira Mizubayashi et le français où il s’est délibérément incarné. Soit un jeune Japonais des années 70. Accablé par les « maux de langue » que lui inige son idiome natal — qu’il juge paralysé par le conservatisme, avili par l’injonction consumériste et tétanisé par l’hystérie mimétique des doxas soixante- huitardes —, il étouffe. Il se sent immensément seul. Et se tait. Quelque chose en lui aspire à une existence dont les moyens lui manquent. Il lui faut un outil de penser, une méthode pour accéder à ce qui, confusément, se dit en lui, une langue sienne, pour y renaître. Ce sera le français. Et c’est comme s’il la créait, cette langue venue d’ailleurs, tant elle est le fruit d’une nécessité intime. L’amour d’un père, bouleversant d’attention et d’inépuisable passion pédagogique (au point d’apprendre la natation à ses deux garçons sans savoir nager lui-même !), l’accompagnera tout au long de cet apprentissage. « Le français, dit Akira Mizubayashi est ma langue paternelle. » Le jeune homme entre en français sous le double auspice de la littérature et de la musique : « La littérature me paraissait relever d’un autre ordre de parole. Elle tendait vers le silence. Une autre langue était là, qui se détachait de la fonction répétitive, monétarisée du discours social. » Quant à la musique, ce sera Mozart, au premier chef, dont Les Noces de Figaro lui ouvriront les portes du XVIIIe siècle. Et le voici apprenant le français des Lumières. Et le voici parlant couramment le Rousseau. Et le voici dix-huitiémiste éminent. Et le voici séjournant en France. Et le voici épousant une Française. Et le voici à ce point familier de notre langue qu’il ne l’est plus vraiment de la sienne. Presque français et plus tout à fait japonais. Presque français car le français qui se parle ne se laisse jamais tout entier posséder par une oreille née ailleurs, plus tout à fait japonais car ce qui se pense désormais en lui il doit le traduire en sa langue natale, inadaptée à la structure même de cette pensée. Akira Mizubayashi passe donc sa vie entre ce presque et ce plus tout à fait. Loin d’être un lieu de frustration, cet espace de double « étrangéité » — passionnément revendiquée par l’auteur dans son rapport à l’autre, à tous les autres ! — est le terrain d’une permanente recherche de l’exactitude. Ceux qui le connaissent savent que la question la plus fréquente posée par Akira Mizubayashi, sur ce ton de calme concentration qui le caractérise, est : « Comment dire ? » Soit, en japonais : « Nanto ittara iika ? » Question à ne pas prendre pour une quelconque interrogation lexicale ; elle dit l’exigence intellectuelle d’un homme qui a voué sa vie à penser au plus précis pour parler au plus juste. Exigence dont Une langue venue d’ailleurs témoigne fort justement. Comment dire ? Nanto ittara iika ? Par exemple, en écrivant ce livre si passionnément convaincant. Daniel Pennac À Daniel et Minne. À celles et à ceux qui, sans le savoir, m’ont aidé à naître à la langue de ce livre. En souvenir de Mélodie qui a si bien rythmé ma vie durant ces douze dernières années. Et, bien sûr, à Michèle. I TOKYO 1 En 1983, je ®s la connaissance de Maurice Pinguet, l’auteur de La Mort volontaire au Japon (Gallimard, 1984). Je venais de rentrer de Paris où j’avais vécu trois ans et quelques mois. C’est Paul Bady, professeur de chinois à l’École normale supérieure, qui me présenta à Maurice qui enseignait alors à l’université de Tokyo. Ayant terminé un doctorat à Paris, j’étais à la recherche d’un poste d’enseignant. Notre rencontre eut lieu, je m’en souviens, dans le quartier de Hongo, près du Portique rouge de Todai (c’est le nom abrégé de l’université de Tokyo). Il pleuvait à torrents. Je vis un homme qui portait un ciré bleu foncé avec une capuche s’avancer lentement vers moi. Le bleu se détachait sur le rouge : étrange effet d’estampe. L’homme n’avait pas de parapluie. C’était Maurice. Le temps de prendre un café bien chaud, nous évoquâmes les souvenirs de la rue d’Ulm. Maurice comprit que le jeune homme de trente ans, titulaire d’un doctorat français, souhaitait trouver un emploi dans l’enseignement supérieur. Il me demanda si, en attendant, je pourrais l’aider à écrire son livre, alors en phase d’achèvement. Je ne sais pas s’il avait réellement besoin d’aide ou si c’était, de sa part, une façon de m’aider, de me faire travailler a®n que je gagne quelques sous. Maurice ne lisait pas le japonais ; pas suffisamment en tout cas pour circuler librement dans les textes. Il me demanda de lire à sa place et pour lui des textes en japonais, de les lui résumer oralement et de discuter avec lui à partir et autour de ces textes. Séduit par l’élégance de la personnalité de Maurice, j’acceptai sa proposition. Nous décidâmes de nous rencontrer régulièrement dans un café près de l’ambassade de France à Tokyo pour de longues heures de conversation sur des sujets aussi variés que passionnants, tous relatifs aux traits constitutifs de la société et de l’imaginaire japonais. À l’issue de ces entretiens, une dizaine au total, il tint à me payer au tarif selon lequel il était lui-même payé à l’Institut franco-japonais et il ajouta, avec son sourire habituel et d’une voix douce de baryton, que je parlais le français comme quelqu’un qui le parle depuis l’âge de cinq ans, et qu’il n’avait jamais connu, depuis sa lointaine installation au Japon, un cas semblable. C’était comme si une pensée clandestine longtemps retenue eût en®n trouvé une issue... — Akira, tu parles un français !... Excuse-moi, je suis obligé de le dire... Je perçois, de temps à autre, une pointe d’accent méridional, c’est tout. Je te dirai d’ailleurs que c’est très agréable. Comment se fait-il que tu n’aies pas d’accent comme les autres ? — Oui, j’ai vécu un peu plus de deux ans à Montpellier. C’est là que j’ai dû l’attraper. Le japonais n’est pas une langue que j’ai choisie. Le français, si. Heureusement on peut choisir sa langue ou ses langues. Le français est la langue dans laquelle j’ai décidé, un jour, de me plonger. J’ai adhéré à cette langue et elle m’a adopté... C’est une question d’amour. Je l’aime et elle m’aime... si j’ose dire… On me l’a dit, en effet, et combien de fois : « C’est troublant que tu parles comme ça sans accent... » Combien de fois ! On m’a souvent pris aussi pour un Vietnamien né en France ou un Chinois issu de l’immigration, grandi en France. Chaque fois, j’ai dû expliquer et préciser : — Non, je suis un pur produit japonais... Un jour, mon père m’a montré un petit arbre généalogique qui remontait au moins à quatre ou cinq générations. Pas un seul étranger apparemment. Personne qui soit venu d’ailleurs. J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de dix-neuf ans, à l’université. Le français, c’était purement et simplement une langue étrangère, totalement étrangère au départ. Ma vie se divise en deux portions de durée inégale : mes dix-huit premières années monolinguistiques, même si j’ai appris l’anglais au collège et au lycée (l’anglais chez moi a toujours gardé le statut de langue étrangère, c’est-à-dire extérieure à moi) ; la suite de mon existence, de la dix-neuvième année à aujourd’hui, placée sous la double appartenance au japonais et au français. L’un a surgi en moi ; il s’est ensemencé au fond de moi ; d’une certaine manière, il était toujours déjà là ; il est, si j’ose dire, de constitution verticale. L’autre, c’est la langue vers laquelle j’ai cheminé uploads/Litterature/ une-langue-venue-d-x27-ailleurs.pdf

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