Albineana, Cahiers d'Aubigné Le judaïsme dans le Traité de la vérité de la reli
Albineana, Cahiers d'Aubigné Le judaïsme dans le Traité de la vérité de la religion chrestienne Daniel Ménager Citer ce document / Cite this document : Ménager Daniel. Le judaïsme dans le Traité de la vérité de la religion chrestienne. In: Albineana, Cahiers d'Aubigné, 18, 2006. Philippe Duplessis-Mornay. pp. 55-70; doi : 10.3406/albin.2006.1051 http://www.persee.fr/doc/albin_1154-5852_2006_num_18_1_1051 Document généré le 23/01/2018 LE JUDAÏSME DANS LE TRAITÉ DE LA VERITE DE LA RELIGION CHRESTIENNE Le lecteur du Traité De la vérité de la religion chrestienne1, publié en 1582, a la bonne surprise de trouver dans ce livre un nombre important de références à des auteurs juifs et aux livres qu’ils ont écrits. C’est ainsi que l’on peut reconnaître, parfois difficilement en raison de l’emploi d’acronymes2 et du caractère fluctuant des attributions, le Zohar, le Guide des égarés (appelés alors « perplexes »), plusieurs traités du Talmud, et bien d’autres œuvres classiques de la spiritualité et de la pensée juives3. Je disais que c’était une surprise parce que Mornay est un auteur protestant, et que, jusqu’à preuve du contraire, les protestants ont manifesté une profonde méfiance envers cette littérature. F. Secret a rassemblé sur ce sujet un certain nombre de citations qui se passent de commentaires4. Pour Calvin, qui reste relativement modéré si on compare son discours aux vociférations ultérieures de Marnix de Sainte Aldegonde, un théologien chrétien ne peut rien tirer des ouvrages des rabbins, parfois interpolés. Démontrer que le nom de Jésus est contenu dans le tétragramme biblique, ou que le mystère de la Trinité est annoncé obscurément dans le pluriel du nom Elohim, relève de la sottise ou d’une curiosité impie. Le rejet de la Kabbale juive et encore plus de la kabbale chrétienne devient si fort chez les protestants vers la fin du siècle que le terme de « kabbaliste » est tout simplement une injure. Bien entendu, ici comme ailleurs, des 1. Nous avons suivi cette édition princeps, publiée à Anvers, chez Plantin (BnF, Réserve D 21510). L’édition latine de 1605 contient un index fort précieux. 2. L’acronyme est un nouveau nom formé à partir des initiales des différentes parties de celui-ci. Voir quelques exemples donnés par A. Steinsaltz, Introduction au Talmud, Paris, Albin Michel, 2002, pp. 323-324. C’est ainsi que Rabbi Chlomo Ben Itshak ou Itshaki est devenu le célèbre Rachi. Le système onomastique de Duplessis-Mornay, comme, peut-être, celui de ses contemporains, semble assez anarchique. 3. Obsédé par la question du rationalisme, H. Busson n’en dit rien dans les pages consacrées à cette œuvre de Mornay dans Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, nouvelle édition, Paris, Vrin, 1957, pp. 563-568. 4. F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Paris, Dunod, 1964, p. 274 et sq. ALBINEANA 18 56 exceptions existent. F. Secret démontre par exemple que la ville de Bâle joua un rôle important dans la diffusion des idées de la Kabbale. C’est dans cette ville que l’éditeur Oporin, en 1581, publia la Bibliothèque des kabbalistes chrétiens de Johann Pistorius, qui devint un classique5. Mais Bâle, on le sait bien, est une ville rien moins qu’orthodoxe et l’intérêt de cette cité pour des textes blâmés par les autorités protestantes n’enlève rien, croyons-nous, à la validité du jugement de Secret. Ce grand nombre de références judaïques n’a cependant rien d’étonnant si on lit jusqu’au bout le titre de l’ouvrage : De la verité de la religion chrestienne contre les athees, epicuriens, payens, juifs, mahometans et autres infidelles. Les adversaires de Mornay, ou, si l’on préfère un terme plus irénique, ses destinataires, sont légion, mais, parmi eux, il y a les Juifs. Qu’une œuvre relevant de l’apologétique leur soit adressée n’a au reste rien de surprenant. Sans remonter jusqu’à Justin et à ses Dialogues avec Tryphon, tout le Moyen Age est semé d’œuvres de ce genre. Pour la plupart des lecteurs de Mornay, cependant, le mot « Juifs » est apparu moins important que ceux d’« athée » et d’ « épicurien ». J’en veux pour preuves les articles au reste fort intéressants d’Henri Holstein6 et d’Olivier Fatio7 qui, dans leur analyse de l’œuvre, n’accordent guère d’importance à cet aspect du discours. J’explique cela par l’influence persistante du livre d’Henri Busson sur Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance8. Pour lui, aucun doute : quand les apologistes prennent la plume, c’est pour défendre la religion chrétienne contre les athées, dont le nombre augmenterait dangereusement à l’époque. On a donc négligé le discours adressé aux Juifs, à une exception près : celle de François Laplanche qui lui 5. Ibid., pp. 279-280. 6. H. Holstein, « Aux origines de l’apologétique moderne : la Vérité de la religion chrestienne de Duplessis Mornay », L’Homme devant Dieu, Mélanges Henri de Lubac, Paris, Aubier, 1964, t. II, pp. 223-234. 7. O. Fatio, « La vérité menacée. L’apologétique de Philippe Duplessis Mornay », Coexister dans l’intolérance ; l’Edit de Nantes, Genève, Labor et Fides, 1998, pp. 253-264. 8. Voir la note 3. LE JUDAÏSME DANS LE TRAITÉ DE LA VÉRITÉ 57 consacre des pages et des notes très denses dans son livre sur L’Evidence du Dieu chrétien9. Ecrire contra Judaeos n’est pas, pour un apologiste, une tâche de tout repos. Il doit rivaliser avec la culture religieuse des rabbins, ce qui n’est pas une mince affaire. Le premier point que je voudrais examiner concernera donc la culture hébraïque de notre auteur. Je voudrais m’attacher ensuite à certaines de ses démonstrations, marquées au coin de la kabbale chrétienne ; enfin, élargissant un peu mon propos, j’essaierai de comprendre l’idée que Mornay se fait du destin du peuple juif. Quelle est donc la culture religieuse, et plus spécialement hébraïque de notre auteur ? Le mieux, ici, est de citer François Laplanche : « L’érudition de Duplessis-Mornay est véritablement impressionnante dans le domaine de la littérature hébraïque. Il s’y dirige avec sûreté. Il connaît l’existence d’une Bible chaldaïque à côté de la Bible hébraïque. Il sait distinguer le Talmud de Jérusalem de celui de Babylone, connaît par leur nom les différents traités talmudiques, cite fréquemment les Midrashim relatifs aux livres, se réfère au Targum Onkelos »10. L’enquête de F. Laplanche, comme il le précise lui-même dans une note, a été effectuée dans le premier chapitre de l’Advertissement aux Juifs, texte lui aussi très important mais dont je ne parlerai presque pas11. Ce que j’ai pu constater moi- même en lisant de près le traité dont je m’occupe confirme tout à fait cette affirmation. On est même parfois accablé par tant d’érudition. Parfois, aussi, le doute s’insinue : la culture hébraïque de l’auteur est- elle livresque ou, en partie, le fruit de conversations ? On voudrait mieux connaître les entretiens que l’auteur a pu avoir avec des rabbins durant son tour d’Europe, notamment quand il se trouvait à Venise et à Padoue ; éventuellement, quel est ce rabbin « fort docte », avec lequel il s’entretient à Saumur du judaïsme et de ses écrits12. Si l’on 9. F. Laplanche, L’Evidence du Dieu chrétien. Religion, culture et société dans l’apologétique protestante de la France classique (1576-1670), Strasbourg, 1983, pp. 177-183. 10. F. Laplanche, op. cit., p. 178. « Le Targum Onkelos est la traduction araméenne de la Torah utilisée par les communautés juives de Babylone et rédigée sous sa forme finale au troisième siècle de notre ère » (note de l’auteur, p. 317). 11. Voir infra la communication de Myriam Yardeni. 12. Voir F. Laplanche, op. cit., p. 179. ALBINEANA 18 58 s’en tient à ce qui est sûr, c’est-à-dire aux deux listes des ouvrages ayant fait partie de sa bibliothèque, la culture judaïque de l’auteur est incontestable13. L’auteur possède notamment plusieurs Bibles en hébreu, deux grammaires de cette langue (celles d’Elias Levita et de Quinqarbres), une édition du Talmud en dix tomes et deux livres de prières juives. Le caractère peu rigoureux de l’inventaire empêche d’identifier à coup sûr certains ouvrages. On aimerait par exemple savoir exactement ce qu’est le Liber Psalmorum Latine cum Annotationibus ex Rabbinis14. L’imprécision des deux catalogues est également patente dans ce titre : Galatinus de moribus. Galatin est bien connu des spécialistes de la pensée juive et de la Kabbale. Il est l’auteur de l’Opus de arcanis Catholicae veritatis, composé en 1516, en pleine affaire Reuchlin, et qui eut un grand succès dans les milieux catholiques15. Mais aucune bibliographie de Galatin ne mentionne un ouvrage dont le titre commencerait par les mots : De moribus. Par ailleurs, l’index de l’édition latine du Traité cite Galatin, et il ne peut s’agir que de son livre sur la Kabbale. Nous inclinons donc à croire que Duplessis-Mornay possédait bien le De arcanis, qui lui a fourni un grand nombre d’informations sur la pensée juive. Force est enfin de constater que des livres cités constamment dans le Traité ne figurent pas dans la bibliothèque de Duplessis-Mornay. C’est le cas notamment du Zohar, et des commentaires de Rachi. Ou bien on les lui a communiqués pendant la rédaction de son livre, ou bien, ce qui n’est pas déshonorant, il les cite de seconde main. 13. Listes uploads/Litterature/ albin-1154-5852-2006-num-18-1-1051.pdf
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- Publié le Jui 12, 2021
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